SOMMAIRE
I – L’ÉTHIQUE DU JUGE
II – LES CONFLITS D’INTÉRÊTS DU JUGE
III – LE JUGE ET SES AFFILIATIONS PHILOSOPHIQUES OU RELIGIEUSES
IV – LE JUGE ET SA PRATIQUE DE LA JUSTICE DES LIBERTÉS ET DROITS
FONDAMENTAUX
V – 1827 : LES PRÉMICES D’UNE RESPONSABILITÉ PERSONNELLE DU JUGE
VI – CRITIQUE ET PROPOSITIONS POUR UN MEILLEUR RÉGIME DES RESPONSABILITÉS
ENCOURUES DU FAIT DE DYSFONCTIONNEMENTS DU SERVICE PUBLIC DE LA JUSTICE
VOIR
AUSSI:
La responsabilité des juges, in Les juges : de
l’irresponsabilité à la responsabilité ? Actes du colloque de l’Institut
de sciences pénales et de criminologie d’Aix-en-Provence, 5-6 mai 2000, PUAM,
décembre 2000, p. 115.
Publication
d’un rapport sur Le juge, censeur du juge, présenté le 12 octobre 2001
au colloque sur Le rôle du juge dans la cité, organisé par l’Institut d’études
sur la justice, le Centre de droit judiciaire de l’université catholique de
Louvain et le Séminaire interdisciplinaire des Facultés universitaires de Saint
Louis, Bruxelles, Bruylant éd., 2002, p. 95.
La
responsabilité des magistrats, Gaz. Pal. 8 avril (Recueil, p. 834),
publication de l’intervention de l’auteur devant la commission d’enquête
parlementaire sur les dysfonctionnements de la justice dans l’affaire
d’Outreau, Paris, Assemblée nationale, 4 avril 2006. Audition disponible sur le
site internet de l’Assemblée nationale.
Publication aux Petites
affiches du 12 juillet (n° 139, p. 12) de la contribution au colloque de
Nice, 30 mars 2007, Les responsabilités encourues pour dysfonctionnement du
service public de la justice.
La responsabilité extracontractuelle
de l’Etat du fait des juges vue de la France, rapport aux XXIIèmes
Journées Jean Dabin, université catholique de Louvain, « La responsabilité
extracontractuelle des pouvoirs publics », Bruylant, Bibliothèque de
Louvain [dir. D. Renders], p. 215.
I – L’ÉTHIQUE DU JUGE
(janvier 2017)
La protection du justiciable contre les convictions
personnelles du juge
Cette forme de neutralité s’illustre par la résurgence
à compter du milieu des années soixante-dix[1] d'un problème
qui s'était déjà posé au début du siècle[2] et même sous
l'Ancien Régime avec la question de l'idéologie des juges (au sens littéral
d'une logique de l'idée)[3]. Réduite à l'essentiel,
cette neutralité se confond avec la nécessaire impartialité personnelle du juge[4], qui s'oppose
à ce que celui-ci, dans la décision qu'il va rendre, tienne compte de la
qualité des justiciables en présence et de l'inclination ou de la réserve qu'il
éprouve à l'égard de leur personne, ou de la catégorie sociale ou culturelle à
laquelle ils appartiennent[5] ou de leur
action dans la vie de notre pays, notamment au point de vue politique
(v. ss ce numéro, c, l'affaire dite du « mur des cons »).
L'impartialité du juge doit exister aussi à l'égard des contraintes plus ou
moins diffuses de son milieu social, et même de ses engagements personnels,
philosophiques, politiques, religieux, syndicaux, etc. C'est là davantage une
affaire de caractère que de droit, même si l'article L. 111-5 du Code de
l'organisation judiciaire énonce que « l'impartialité des juridictions
judiciaires est garantie par les dispositions du présent code et celles prévues
par les dispositions particulières à certaines juridictions, ainsi que par les
règles d'incompatibilité fixées par le statut de la magistrature ».
Mais aujourd'hui, certains remettent en cause cette attitude et, par là même -
n'hésitons pas à l'écrire - mettent en danger la démocratie en détricotant le
lien social.
a) Dans sa forme la plus atténuée, la critique
avance que la justice ne peut ignorer l'équité, et qu'il convient de tempérer
éventuellement la rigueur des solutions auxquelles pourrait conduire
l'application purement abstraite des textes, en prenant en considération
l'inégalité des parties en présence. Sous cette forme, cette invitation ne fait
que correspondre à une attitude assez générale des juges, qui dans les limites
permises – et parfois suggérées[6] – par les
textes eux-mêmes, s'efforcent de tenir compte de la situation relative des
parties en présence ; pour être acceptée, il ne suffit pas qu'une sentence
soit légale, il lui faut encore apparaître comme juste. Or, le juge ne peut
oublier que son objectivité stricte est la seule garantie du justiciable, qui
engage souvent dans le procès et ses intérêts les plus personnels, et ses
biens. La sécurité juridique des justiciables suppose le caractère prévisible
de la solution qui sera donnée au litige dans l'état actuel du droit. L'équité,
elle-même – ou son invocation – peut être en réalité source d'abus, comme
l'avait montré sous l'Ancien Régime la revendication populaire :
« Dieu nous préserve de l'équité des Parlements ! »[7].
b) Mais certains veulent aller plus loin et revendiquent pour le juge le
droit, voire la mission, d'aller au-delà et de faire de la justice un
instrument de transformation de la forme actuelle de la société, en anticipant
d'éventuelles transformations législatives de celle-ci. Dans son expression la
plus radicale, cette théorie invite le juge à « ébranler les colonnes du
temple », à contribuer lui-même à réformer la société, en ayant un préjugé
favorable pour certaines catégories de justiciables vis-à-vis d'autres, dans
les litiges qui les opposent.
1) Cette conception selon laquelle les juges devraient avoir à peser sur
l'orientation de la société, à la limite en rendant des jugements politiquement
engagés, présente des analogies avec des expériences étrangères, au demeurant
diamétralement opposées :
– Aux USA, lors du lancement de
l'expérience du « New Deal » par le président Roosevelt, la
majorité conservatrice de la Cour suprême s'était opposée à une politique économique
et sociale qu'elle jugeait trop avancée et qui étendait les compétences du
gouvernement fédéral, en déclarant inconstitutionnelle une série de lois
portant notamment sur le droit syndical et sur les conditions et la durée du
travail[8].
– Inversement, dans nombre d'États dits
« socialistes », le juge s'était vu naguère assigner la mission de
préserver les acquis « révolutionnaires ». On sait à quels excès
cette mission a conduit la justice dans ces États, avant l'effondrement des
dictatures communistes.
2) Ces conceptions du rôle du juge – tendant à justifier le fait que les
magistrats puissent déborder de la stricte application objective du droit
existant – supposeraient l'une ou l'autre, pour être introduites dans la
société française actuelle, une remise en cause d'ensemble des principes sur
lesquels elle repose. Le fondement constitutionnel de nos institutions est que
les choix essentiels de société relèvent des organes politiques issus du
suffrage universel, devant lequel ils sont seuls responsables. Même s'il
ne les approuve pas, un corps d'agents publics ne peut valablement prétendre
substituer ses options à celles du Parlement. Ce principe découle de la
Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789, selon
laquelle (art. 3) : « Le principe de toute souveraineté réside
essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer
d'autorité qui n'en émane expressément ».
c) Ce n'est donc plus tant l'indépendance du juge à l'égard du pouvoir
politique qui pose problème, celle-ci étant largement acquise de par
l'évolution récente du statut des magistrats (réformes successives depuis 1992)
et de par la pression syndicale qui vient en renfort des résistances
individuelles, que l'indépendance du juge envers… lui-même, ses opinions, ses
adhésions politiques ou à des cercles de pensée et ses propres démons !
L'indépendance confine ici à l'impartialité car ne pas être indépendant envers
soi-même c'est être partial envers autrui. Il faut entendre par là, au-delà de
la volonté militante de transformer la société que nous venons de dénoncer, la
tentation (totalitaire) de devenir ce « héros purificateur » que
dénoncent M. J.-D. Bredin[9] et M. le
Bâtonnier Farthouat[10]. Une
illustration en est donnée, malheureusement, avec la tentation de certains
juges à devenir des moralisateurs, à appliquer leur morale davantage que les
textes[11], quitte à
les dénaturer, à triturer à cette fin les lois, notamment en matière pénale,
avec la (non) prescription de l'abus de biens sociaux[12] et de son
recel[13], la
définition du viol[14], celle du
faux, qui a donné lieu à un arrêt proprement ahurissant[15] etc. À tel
point qu'un garde des Sceaux avait jugé nécessaire d'opérer un rappel à l'ordre
devant la promotion 1997 de l'ENM[16]. La
tentation est grande de devenir un justicier[17], de
contester les lois votées par la représentation nationale, de clouer au mur
d'un local syndical les photos de personnes qualifiées de « cons »,
dont le père d'une jeune fille lâchement et sauvagement assassinée dans le RER
et pas seulement des personnalités politiques[18] et de
revendiquer ensuite « le droit pour le juge de ne pas être neutre »,
car « ce serait leur dénier le droit de penser » ![19]. Depuis
quand la liberté de penser va-t-elle jusqu'à injurier, dans un local syndical
de magistrats des usagers, bien malgré eux (on pense à ce père de famille dont
il vient d’être question) du service public de la justice ? L'ignominie
s'ajoute à l'outrage.
Être impartial aujourd'hui pour un
juge c'est savoir résister à ses inclinations politiques (au sens de la vie de
la Cité), personnelles dans les affaires qu'il doit juger. La justice a plus
besoin de la sérénité de ses juges que de leur éventuelle conception d'une
société différente. « Ce juge, libre et fort, est-il indépendant des
autres juges, des hiérarchies même symboliques, des organisations
professionnelles, des syndicats… ? Est-il indépendant du pouvoir des
médias et de leur séduction, est-il indépendant de son image, de la
satisfaction d'être vu, connu, reconnu… ? Est-il indépendant de son
pouvoir[20] ? ».
Est-il indépendant aussi des pouvoirs des experts[21], des idées
reçues qu'elles soient révolutionnaires ou conservatrices, de la pensée unique[22] ?
Est-il indépendant des syndicats quand on sait que, du fait du mode de scrutin
aux élections pour former le CSM ou la commission d'avancement, un seul
syndicat a longtemps été représenté dans cet organisme qui est tout de même
l'organe d'avancement et de mobilité des juges ? Loin de nous l’idée de
dénier aux magistrats le droit de se syndiquer, surtout lorsque l’ordonnance
statutaire est modifiée par la LO n° 2016-1090 du 8 août (art. 27) qui crée un
article 10-1 qui énonce en son 1er alinéa que « le droit
syndical est garanti aux magistrats qui peuvent librement créer des
organisations syndicales, y adhérer et y exercer des mandats » (il
était temps !), mais il faut en dénoncer les excès[23]. Est-il
indépendant de tout corporatisme ?[24]
Garanties procédurales de l'impartialité du juge
Elles sont nombreuses. Certaines ne sont pas
spécifiques à ce problème ; il s'agit des voies de recours (appel,
cassation) qui permettent de critiquer le fond de la décision supposée viciée
par les effets de la partialité. Mais en plus de ces mesures
« orthopédiques », permettant de redresser[25] après coup
le jugement, il existe des règles particulières, intervenant à titre préventif.
On verra plus loin qu'un juge n'a pas le droit de siéger s'il existe un lien de
parenté ou d'alliance entre lui-même et un autre magistrat de la juridiction ou
l'avocat de l'une des parties. En outre, si un magistrat estime en conscience
que pour telle raison son indépendance de jugement pourrait être suspectée, il
peut s'abstenir de siéger et se faire remplacer[26]. Les
plaideurs de leur côté, peuvent, dans des cas limitativement énumérés,
faire écarter un ou plusieurs juges (récusation), voire rejeter la
compétence de la juridiction compétente au profit d'une autre du même ordre et
du même degré (renvoi) ; cette garantie est reconnue aux parties
dans les deux ordres de juridictions sous le nom de « demande en renvoi
pour cause de suspicion légitime ». L'impartialité du juge est, en effet,
garantie par la Convention EDH dont l'organe de contrôle, la Cour du même nom,
a fait application en matière de neutralité « politique » du juge, en
condamnant la France à payer 200 000 F (un peu plus de
30 000 euros) à un homme condamné pour meurtre par une cour
d'assises, au motif que l'un des jurés avait déclaré « être raciste »[27].
– Dans l'ordre judiciaire, les articles
L. 111-6 à L. 111-9 du Code de l'organisation judiciaire,
réglementent la technique de la récusation des juges, en reprenant les
dispositions du Code de procédure civile (art. 341°. Les règles en matière
pénale sont précisées dans le code de procédure pénale (art. 668 s.).
Et la procédure de récusation est un bon révélateur de l'éthique du juge, tout
au moins de la manière dont les justiciables la perçoivent et la reçoivent[28].
– Dans l'ordre administratif, la récusation
n'était pas prévue par les textes concernant ces juridictions jusqu'au nouveau
Code de justice administrative, mais le Conseil d'État l'avait admise de façon
générale – quand la structure des juridictions en cause s'y prête – en tant que
règle générale de procédure ne pouvant être écartée que par un texte[29]. Depuis
l'entrée en vigueur du Code de justice administrative (promulgué par ordonnance
du 4 mai 2000), les articles R. 721-1 à R. 721-9 de ce code
réglementent l'abstention et la récusation devant l'ensemble des juridictions
administratives[30]. Surtout, il
convient de souligner que les articles R. 312-5 et R. 322-3, dans
leur rédaction issue du décret du 19 avril 2002, disposent spécialement
que lorsqu'un membre de la juridiction est en cause, ou lorsqu'il existe une
autre raison objective de mettre en cause l'impartialité de la juridiction, son
président transmet le dossier au président de la section du contentieux du
Conseil d'État qui désigne la juridiction qui connaîtra du litige.
L'éthique du juge
a) Un constat et une exigence forte. Parce qu'il vit dans la cité[31], parce qu'il
est soumis à des contraintes plus fortes qu'autrefois, à des pressions qui ne
sont plus tellement le fait du gouvernement mais des médias et de certains
courants idéologiques, parce qu'il est recruté jeune et qu'il n'est pas
toujours armé pour résister à la tentation totalitaire du héros purificateur
que nous dénoncions (v. ss 200), le juge a besoin d'une éthique[32] forte, d'une
déontologie[33], si l'on
préfère cette expression plus traditionnelle dans les professions libérales.
Or, les études récentes manquent en France sur ce sujet[34], à la
différence de la Belgique[35] ou du Canada[36]. Si la
déontologie c'est la science (logos) de ce qui convient (deon) et
l'éthique l'art de diriger la conduite, la science de la morale (ethos
= mœurs), ni l'une ni l'autre ne sont toutes entières contenues dans le
droit. Après un effort de réflexion au xixe siècle
sur l'éthique des juges d'instruction (sept manuels furent publiés
entre 1808 et 1862 à leur intention), la matière a connu un déclin
conduisant à un déficit déontologique, au moins au niveau des études, dont
notre pays souffre beaucoup. Exceptées quelques règles issues de l'ordonnance
du 22 décembre 1958, d'articles du Code pénal et de celui de procédure
pénale ou de la jurisprudence, c'est dans une circulaire du président Vincent
Auriol, signée le 29 décembre 1952, ès qualités de président du Conseil
supérieur de la magistrature, que l'on trouve exposée une doctrine officielle
du devoir de réserve du juge. On peut aussi en avoir une idée à travers la
jurisprudence disciplinaire des magistrats, mais celle-ci est difficilement
accessible, si ce n'est de manière indirecte à travers un rapport de synthèse
de la Chancellerie resté secret et dont une organisation syndicale de
magistrats a publié quelques extraits[37] ;
depuis l'instauration de la publicité des audiences disciplinaires devant le
CSM, cette connaissance s'accroît. On en retiendra que depuis 1958, la
commission de discipline du parquet (supprimée avec la réforme
de juillet 1993) a été saisie une trentaine de fois, alors que le CSM
siégeant en matière disciplinaire s'est prononcé une soixantaine de fois, ce
qui, compte tenu des effectifs respectifs des deux corps met en avant les
membres du parquet pour les manquements aux obligations de leur état. Il semble
par ailleurs, toujours selon ce rapport, que des comportements qui autrefois
n'auraient pas donné lieu à des poursuites entraînent la saisine de l'instance
disciplinaire. Trois types de manquements donnent lieu à des actions, les
atteintes à l'honneur, à la délicatesse ou à la dignité, les manquements du
magistrat aux devoirs de son état et l'obligation de réserve.
b) Pourquoi une éthique du juge ? Est-ce que cette exigence
a un sens pour l'acte de juger ? On constate d'abord que l'émergence de
préoccupations déontologiques fortes est un signe de renouveau de notre époque,
ainsi pour les journalistes et pour les avocats (dont l'enseignement de la
déontologie est un point fort de la formation de l'élève-avocat). Pour le
magistrat du siège, l'éthique dans l'acte de juger est d'autant plus important
qu'il n'est pas un fonctionnaire comme les autres, en ce sens qu'il n'a pas de
supérieur hiérarchique, qu'il n'obéit pas à des ordres, ni pour délibérer, ni
pour motiver son jugement. Ses deux contraintes sont le respect du droit (avec
C. pr. civ., art. 12 C. et le principe de la légalité des délits
et des peines en matière pénale), les exigences de son statut (par ex. l'art. 6
Ord. 22 déc. 1958 pour les juges judiciaires : obligation de se
conduire en tout comme un digne et loyal magistrat).
c) Comment élaborer une éthique du juge ? Il y a tout
d'abord une élaboration empirique de tous les instants, celle que donne
l'éducation, que complète la formation professionnelle, et celle que révèlent
les comportements de chacun dans sa vie privée (par ex. la profession du
conjoint ou du compagnon, les relations amicales et professionnelles, la vie
sociale etc.), ou dans sa vie professionnelle (les relations avec les avocats
et autres auxiliaires de justice, avec les justiciables, avec les deux autres
pouvoirs, avec la presse etc.)[38]. Fallait-il
pour autant rédiger un code de déontologie ? D'autres professions en
ont : les médecins, le code européen des avocats[39], le Code de
déontologie de la police nationale et de la gendarmerie nationale ou des agents
de la police municipale etc. ; d'autres s'en préoccupent : les
collectivités locales pour leurs fonctionnaires et leurs élus, les universités
pour les cumuls d'emploi etc. Pourquoi les magistrats auraient-ils été les
derniers à avoir un code de déontologie, alors que les justiciables sont en
droit d'attendre beaucoup de leurs juges ? Si le CSM s'était déclaré
opposé à la rédaction d'un code de déontologie[40], c'était
plus par peur de la commission d'éthique instituée par le Garde des Sceaux en
mai 2003 que par un raisonnement convaincant ; on ne peut
sérieusement prétendre que les demandes d'avis des juges dans l'embarras,
adressées au CSM, suppléent la rédaction d'un tel code. Ladite commission
préconisait, parmi d'autres propositions, l'élaboration d'un recueil des
principes déontologiques[41]. Finalement,
pour aider les juges à construire un corpus de règles déontologiques, la
loi organique no 2007-287 du 5 mars 2007 avait imposé au
CSM d'élaborer et de rendre public « un recueil des obligations
déontologiques des magistrats », ce qui a été fait en 2010, disposition
transposée de l’article 20, L. org. no 94-100,
5 févr. 1994 à son article 20-2 (réd. LO n° 2010-830 du 22 juillet, art.
17-1)[42]. Dans ce
cadre et pour finaliser la construction de règles déontologiques, la loi
organique n° 2016-1090 du 8 août institue, dans l’article 10-2 de l’ordonnance
n° 58-1270 du 22 décembre, un « collège de déontologie des magistrats de
l’ordre judiciaire », extérieur au Conseil de la magistrature chargé de
deux missions : rendre des avis sur toute question de déontologie
concernant personnellement un magistrat, sur saisine de celui-ci ou de l’un de
ses chefs hiérarchiques et examiner les déclarations d’intérêts que tout
magistrat doit remplir dans les deux mois de l’installation dans ses fonctions
(Ord. 22 déc.1958, art. 7-1 et s, créés par LO n° 2016-1090, art. 26). Dans le
prolongement de cette loi, celle n° 2016-1547 du 18 novembre créent des
dispositions similaires pour les assesseurs des futurs pôles des TGI
spécialisés dans le contentieux de la sécurité sociale (art. 12-III, 1°, qui
créé le futur art. L. 218-8, COJ, v. ss 400-3) et pour les juges consulaires,
(art. 95 qui créé les L. 722-20 et L. 722-21, C. com.). Déjà, pour les
juges consulaires, le décret n° 2016-514 du 26 avril avait chargé le Conseil
national des tribunaux de commerce d’élaborer un recueil des obligations
déontologiques de ces juges, recueil qui est rendu public (art. R. 721-11-1, C.
com.) et créé, auprès de ce Conseil un collège de déontologie, chargé de
favoriser la bonne application des principes inhérents à l’exercice des
fonctions des juges consulaires (art. R. 721-20 à 22, C. com.). Même obligation
pour le Conseil supérieur de la prud’homie qui doit élaborer et rendre public
« un receuil de déontologie des conseillers prud’hommes » (C. trav.,
art. R. 1431-3-1, réd. D. n° 2016-1948 du 28 déc., art. 1). Pour les magistrats
administratifs, une charte de déontologie a été élaborée[43], prévoyant
notamment la création d'un « collège de déontologie », celui-ci a
rendu ses quatre premières décisions le 4 juin 2012[44]. Un
déontologue de la magistrature a été nommé en 2014 par la garde des Sceaux.
d) Quelle déontologie ? Cette exigence, toujours
renouvelée, pourrait partir des exigences du statut propre à chaque catégorie
de magistrats, afin d'aller au-delà des obligations textuelles actuelles et de
tenir compte de la jurisprudence disciplinaire. Elle serait complétée par les
deux grandes obligations de réserve et, surtout, dans une optique de relations
juge-justiciable, de loyauté. Dans le débat actuel sur la place respective du
juge, du citoyen et du politique dans notre société, dans le grand mouvement
continu d'exigence d'une justice de qualité et impartiale, peu suspecte d'acharnement,
pas plus que de complaisance, c'est sans doute la loyauté qui constitue le cœur
du débat[45] :
loyauté à chaque prise de fonctions (lors d’une nomination, d’une promotion)
avec l’obligation de prévenir les situations de conflits d’intérêts comme il
vient d’être indiqué, loyauté au pénal, dans le déclenchement des poursuites,
loyauté dans la recherche des preuves (et on pense à certaines pratiques de l'instruction
peu dignes de notre pays), loyauté dans le respect des droits d'autrui (secret,
interrogatoires, etc.), loyauté dans l'application de la loi, ne pas la
dénaturer pour les besoins de la cause, c'est-à-dire de la répression (au
pénal) ou de l'une des parties, loyauté dans la motivation. Bref, tout ce qui
fait une bonne justice ! Pourquoi ce principe de loyauté, que deux
rapports sur la Justice veulent ériger en principe directeur du procès civil[46], à l'instar
de ce que nous avions préconisé dès 1999, ne s'imposerait-il pas aussi aux
juges ?
Ces observations un peu théoriques
forment le socle de toute approche de l'impartialité personnelle du juge, tant
au niveau de son lien avec la motivation des décisions de justice, que dans les
diverses applications que la jurisprudence a dégagées au fil des affaires qui
lui étaient soumises, en matière civile, en matière pénale (au sens de droit
administratif répressif) et en procédure pénale.
II – LES CONFLITS D’INTÉRÊTS DU JUGE
La gestion des conflits d’intérêts du
juge : entre statut et vertu
(article publié en 2013)
La question des conflits d’intérêts du juge s’est récemment focalisée sur
quelques affaires d’arbitrage largement médiatisées ou commentées par la presse
spécialisée et sur les tribunaux de commerce, dont le fonctionnement demeure un
sujet récurrent depuis plus de trente ans. Pour autant, le droit a toujours
connu des hypothèses où le juge est en situation de conflit d’intérêts et a mis
en place des outils de gestion, bien avant de faire appel aux deux garanties
premières d’un procès équitable, à savoir, l’indépendance du juge et son
impartialité, pour provoquer l’annulation du jugement rendu par des juges qui
n’auraient pas satisfait à ces exigences. Très proches dans leur mise en œuvre,
ces deux notions ne se confondent pas : l’indépendance s’exprime par
rapport à d’autres pouvoirs que le pouvoir judiciaire, essentiellement ceux de l’exécutif
et du législatif. Elle relève d’un statut, plus ou moins
protecteur. L’impartialité est davantage liée aux qualités personnelles du juge[47] ;
en ce sens c’est une vertu. Sans méconnaître la relativité de la
distinction, ce sont ces deux notions qui constituent la grille de
compréhension de la gestion des conflits d’intérêts du juge : plus
l’indépendance du juge est garantie par son statut, moins il sera nécessaire de
faire appel à sa vertu et inversement, moins son statut sera protecteur et plus
il faudra être exigeant avec son éthique personnelle ; aux deux bouts de
cette chaîne, le juge professionnel et l’arbitre illustrent ce fil
conducteur : les fortes garanties statutaires de l’indépendance du premier
permettent de gérer la plupart des conflits d’intérêts auxquels il se trouve
confronté, alors que pour l’arbitre son statut de juge contractuellement
investi par les parties implique qu’il fasse preuve d’une éthique forte. Entre
les deux, toutes les situations intermédiaires sont possibles et ce critère ne
signifie nullement qu’un juge totalement indépendant de tous les pouvoirs (à
supposer qu’il existe !) soit à l’abri des conflits d’intérêts. Bien qu’il
ne soit pas question ici des membres du Parquet, la grille vaut pour eux et
sert même de contre-épreuve : leur dépendance résiduelle envers l’exécutif
(en mai 2013) nourrit le soupçon du conflit d’intérêts avec ce pouvoir (mieux
vaudrait parler alors d’une conjonction d’intérêts).
La garantie d’un statut assurant plus ou moins l’indépendance du juge apparaît
ainsi comme le meilleur moyen de prévenir les conflits d’intérêts, un peu comme
l’assurance maladie de base couvre les principaux aléas médicaux des assurés
(I), alors que l’éthique personnelle du juge constitue, pour le justiciable, sa
protection complémentaire, comme le ferait une mutuelle de santé (II) !
i – le statut du juge,
garantie principale de prévention des conflits d’intérêts
Sous ce regard du statut, la situation est totalement différente selon qu’il
s’agit d’un juge professionnel ou non. Parce qu’il s’agit d’exercer la fonction
juridictionnelle à titre principal, d’en faire son métier, la protection
statutaire est plus forte pour les premiers (A) que pour les seconds qui, de ce
fait, sont d’autant plus sujets à la mise en cause de leur partialité
personnelle à l’occasion d’un conflit d’intérêts (B).
a) un statut très protecteur
pour les juges professionnels
Il est indispensable que le tribunal puisse exercer sa mission de juger en
toute liberté, sans que les juges qui le composent soient dans une situation de
conflits d’intérêts avec le pouvoir législatif ou le pouvoir exécutif.
1. Le non cumul des fonctions judiciaires
et législatives
Le risque d’un conflit d’intérêts en ce domaine est faible, puisque tout juge
professionnel qui devient parlementaire ne peut plus exercer la fonction
juridictionnelle pendant la durée de son mandat. Quant à la fonction de juge à
la Cour de justice de la République, dans la mesure où la Cour européenne des
droits de l’homme accepte de considérer un organe comme indépendant, alors même
que ses juges seraient désignés par le pouvoir exécutif ou par le pouvoir
législatif, le conflit d’intérêts lié à la seule appartenance au Parlement est
éradiqué à la source en quelque sorte, même si, en pratique, il subsistera
toujours le risque de suspicion d’une partialité personnelle des parlementaires
à l’égard des ministres (ce qui explique le projet de loi constitutionnelle de
mars 2013 de supprimer cette juridiction d’exception). Bien mieux, dans une
affaire où l’un des juges d’appel était aussi député, la Cour européenne a jugé
que cette double appartenance ne suffisait pas à jeter un doute sur
l’indépendance et l’impartialité de la cour (16
sept. 2004, Pabla Ky c/ Finlande).
2. Les techniques de protection
statutaire des juges contre le pouvoir exécutif
Les juges
professionnels étant nommés par le pouvoir exécutif, on conçoit aisément qu’un
tel statut crée une source potentielle de conflits d’intérêts entre
l’attributaire du pouvoir juridictionnel et l’autorité qui le contrôlerait
totalement dans son recrutement et le déroulement de sa carrière. Le Comité des
droits de l’homme de l’ONU « considère qu’une situation dans laquelle
le pouvoir exécutif est en mesure de contrôler ou de diriger le pouvoir
judiciaire est incompatible avec le principe d’un tribunal indépendant et
impartial au sens du § 1 de l’article 14 du Pacte ».
C’est pourquoi, la Cour européenne des droits de l’homme fixe des critères pour
éviter qu’un juge n’inscrive l’exercice de sa fonction juridictionnelle dans
une relation de subordination, donc de conflit d’intérêts, avec l’autorité qui
l’a nommé. Ainsi du critère relatif « au mode de désignation » des
juges : le tribunal peut comprendre des juges fonctionnaires, même
majoritaires, et pourtant être un organe indépendant ; en revanche, si
l’un des juges dépend directement du pouvoir exécutif, par exemple un militaire
qui appartient à l’armée, le tribunal ne sera pas considéré comme indépendant,
même avec la présence à ses côtés de juges civils (9
juin 1998, Incal c/ Turquie). Même solution pour les chambres
maritimes polonaises dont le président et le vice-président étaient nommés et
révoqués par le ministre de la Justice avec l’accord du ministre de la
navigation (3 mars 2005, Brudnicka et alii c/
Pologne).
Dans la ligne de cette jurisprudence européenne, le Conseil constitutionnel
affirme la valeur constitutionnelle de la protection de l’autorité judiciaire
sur le fondement de l’article 64 de la Constitution et considère que le
statut des magistrats de l’ordre judiciaire relève de lois organiques et non
pas ordinaires, ce qui lui permet d’être saisi de toutes les lois modifiant ce
statut et de veiller au respect de l’indépendance de l’autorité judiciaire,
notamment à propos des exigences de recrutement, exigences qui ne peuvent que
conforter la gestion préventive des conflits d’intérêts. L’article 64 de
la Constitution ne visant que les juridictions judiciaires, c’est dans un
principe fondamental reconnu par les lois de la République, « depuis la
loi du 24 mai 1872 », que le Conseil constitutionnel a affirmé la
garantie de l’indépendance des juridictions administratives.
Dans la mesure où les magistrats sont aussi des fonctionnaires dont la
carrière, donc l’indépendance d’esprit, pourrait être affectée par un pouvoir
politique qui profiterait de cette dépendance organique pour la
transformer en dépendance fonctionnelle, le droit français a élaboré un
statut protecteur de cette indépendance (conditions de recrutement,
d’avancement, règle de l’inamovibilité pour l’essentiel) et a placé ce statut
sous le contrôle de Conseils, eux-mêmes indépendants : Conseil supérieur
de la magistrature pour les magistrats de l’ordre judiciaire (le Conseil
constitutionnel a posé le principe qu’il « concourt à l’indépendance de
l’autorité judiciaire » : décision n° 2010-611 DC, 19 juill. 2010,
disposition reprise dans le projet de loi constitutionnelle déposé le 14 mars
2013, n° 815, futur article 64) ; Conseil supérieur des Chambres
régionales des comptes et Conseil supérieur des tribunaux administratifs et des
cours administratives d’appel pour les juges de ces juridictions. Il n’existe
pas de protection de ce type pour les membres du Conseil d’État et de la Cour
des comptes, dont l’indépendance n’est pourtant pas douteuse.
b) des statuts moins
protecteurs pour les juges non professionnels
La possibilité offerte à des personnes d’exercer à titre temporaire la fonction
juridictionnelle tout en continuant d’exercer leur profession, repose sur le
pari que les intéressés sauront rester totalement indépendants de leur milieu
d’origine. Mais rien ne vaut un bon statut ! La réponse est différente
selon le type de juridiction, selon qu’ils sont nommés (1) ou élus (2).
1. L’ébauche d’un statut pour les juges supplétifs de
l’ordre judiciaire
Le Conseil constitutionnel a posé
des conditions très strictes pour les conseillers et avocats généraux en
service extraordinaire (21 février 1992), les magistrats à titre temporaire et
conseillers en service extraordinaires dans les cours d’appel (10 janvier 1995)
et pour les juges de proximité(20 février 2003) : « la
Constitution ne fait pas obstacle à ce que, pour une part limitée, les
fonctions de magistrat de l’ordre judiciaire puissent être exercées à titre
temporaire par des personnes qui n’entendent pas pour autant embrasser la
carrière judiciaire, à condition que des garanties appropriées permettent
de satisfaire au principe d’indépendance qui est indissociable de l’exercice de
fonctions judiciaires, ainsi qu’aux exigences de capacité qui découlent de
l’article 6 de la Déclaration de 1789 ». Les juges de proximité
peuvent donc exercer une activité professionnelle concomitamment à leurs
fonctions judiciaires, mais, l’exercice de cette activité les exposant à un
risque accru de conflits d’intérêts, des dispositions particulières ont été prises
pour prévenir ce risque ; symboliquement, on les trouve exposées dans
l’ordonnance statutaire des magistrats de carrière (n° 58-1270 du 22 décembre
1958, art. 41-22 et 47-22) : cette activité ne doit pas être de nature à
porter atteinte à la dignité de la fonction et à leur indépendance ; les
membres des professions libérales juridiques et judiciaires soumis à un statut
et leurs salariés ne peuvent exercer des fonctions de juge de proximité dans le
ressort du tribunal de grande instance où ils ont leur domicile
professionnel ; ils ne peuvent effectuer aucun acte de leur profession
dans le ressort de la juridiction de proximité à laquelle ils sont affectés.
Aucun agent public ne peut exercer concomitamment ces fonctions sauf les
professeurs et maîtres de conférences des universités. Ils ne peuvent connaître
de litiges présentant un lien avec leur activité professionnelle ou lorsqu’ils
entretiennent ou ont entretenu des relations professionnelles avec l’une des
parties. Ils ne peuvent faire état de leur qualité de juge de proximité dans
les documents relatifs à l’exercice de leur activité professionnelle, non
seulement pendant la durée de leurs fonctions, mais aussi postérieurement à la
cessation de celles-ci.
2. L’élection des juges consulaires et paritaires,
obstacle à l’élaboration d’un statut
Il ne s’agit pas de protéger ces
juges contre le pouvoir exécutif qui n’intervient ni dans leur désignation, ni
dans leur « carrière » de juge, mais contre eux-mêmes, pour qu’ils ne
soient ni partisans, ni partiaux, du fait d’un conflit d’intérêts avec l’une
des parties. La vérité est qu’aucune véritable garantie statutaire ne peut
exister au moment de leur entrée en fonctions pour prévenir les conflits
d’intérêts auxquels les expose l’exercice de leur profession, puisqu’ils sont
élus et que l’élection – et elle seule – légitime leur nomination.
Introduire une sélection (par qui ?) des candidats à l’élection, voire des
listes d’aptitude, nous semble antinomique avec la liberté d’être candidat à
une élection.
L’indépendance des tribunaux de
commerce a néanmoins
été affirmée par le Conseil constitutionnel le 4 mai 2012 (décision n° 2012-241
QPC), bien que ces juges, élus par leurs pairs, peuvent aisément se retrouver
en situation d’avoir à juger un … concurrent. Était en cause les textes
relatifs au mandat des juges consulaires et à leur discipline, dont la
constitutionnalité était contestée au regard des principes d’indépendance et
d’impartialité des juridictions et de la séparation des pouvoirs. Le Conseil
relève notamment que les dispositions contestées instituent des règles
prohibant qu’un juge consulaire participe à l’examen d’une affaire dans
laquelle il a un intérêt, même indirect et, d’autre part, que sont applicables
à ces juges toutes les dispositions communes à toutes les juridictions dans le
livre 1er du code de l’organisation judiciaire, en particulier les
articles relatifs à la récusation. En réalité, le Conseil fait le constat qu’en
l’absence de statut, il faut faire appel à leur éthique personnelle. C’est
pourquoi, malgré ce brevet de constitutionnalité, il est envisagé en mai 2013,
pour diminuer le risque d’un conflit d’intérêts, notamment dans certaines
affaires de règlement des difficultés des entreprises, d’une part, de favoriser
le dépaysement à la demande de l’une des parties, d’autre part, de concentrer
ce type de contentieux sur quelques « grands » tribunaux de commerce,
afin d’éloigner le juge de ses concurrents ou amis d’affaires.
Les conseillers prud’homaux, tant employeurs que salariés,
étant eux aussi élus (sur listes syndicales), leur appartenance syndicale les
place-t-ils, de plein droit en situation de conflits d’intérêts, dès lors que
leur syndicat est partie à une instance, sans même qu’on ait à se pencher sur
leur comportement personnel ? Face à une demande de récusation, il a été
répondu, par la 2e chambre civile de la Cour de cassation (20
oct. 2005, n° 03-19979), que « le respect de l’exigence
d’impartialité est assurée par la composition paritaire des conseils de
prud’hommes, par la prohibition de tout mandat impératif, par la faculté de
recourir à un juge départiteur extérieur aux membres élus et par la
possibilité, selon les cas, d’interjeter appel ou de former un pourvoi en
cassation » ; en quelque sorte, la partialité potentielle de chaque
catégorie de juges élus, s’auto-détruit dans la même partialité potentielle de
l’autre catégorie sous le regard du juge départiteur ! Dans le même
ordre d’idée, la Cour européenne a jugé « qu’on ne saurait
conclure que, dans toutes les affaires dans lesquelles des assesseurs-échevins
ont été nommés par une organisation du marché du travail et une des parties
n’est pas affiliée à une telle organisation, il découle forcément de cette
situation que la composition du tribunal du travail ne satisfait pas à
l’exigence du tribunal impartial » (26
oct. 2004, Kurt Kellermann AB c/ Suède).
La même question s’est posée devant
les tribunaux paritaires des baux ruraux, un plaideur mettant en cause, avec succès,
l’impartialité de l’un des juges, au motif qu’il était administrateur d’une
caisse locale de crédit agricole, elle-même membre de la caisse régionale
partie à l’instance (Pau, réf. collégial, 1re ch.,
29 juill. 1999, inédit).
Il faut être conscient que placer la
question du conflit d’intérêts dans les juridictions consulaires et les
juridictions paritaires (la remarque vaut pour les organes disciplinaires)
uniquement sous l’angle du statut des juges qui les composent, du seul fait de
leur appartenance aux mêmes professions que ceux dont ils devront juger les
affaires, trouve sa propre limite dans la raison d’être de ces juridictions. La
nature de la composition de ces juridictions implique un fort risque de
conflits d’intérêts. Sauf à remettre en cause le principe même de l’appel à des
juges non professionnels pour exercer la fonction juridictionnelle, on ne peut
se contenter d’affirmer, sans éléments concrets accréditant l’incidence
raisonnable d’un conflit d’intérêts, comme vient de faire la cour d’appel de
Rennes, que « les propres intérêts du président d’une chambre
départementale d’huissiers de justice, membre de la formation de jugement de la
chambre régionale de discipline des huissiers de justice sont en opposition
avec l’huissier attrait devant cette juridiction » (5 fév. 2013, n°
12/03819) ; sauf circonstances particulières, imputation précise, ce
président n’a pas « d’intérêts propres ». Si l’on estime nécessaire
de conserver les juridictions consulaires, paritaires et disciplinaires dans le
paysage judiciaire français, il faut accepter le risque que, permettre à une
personne d’exercer la fonction juridictionnelle à titre temporaire, en sus de
son activité professionnelle principale, c’est gérer les conflits d’intérêts
autrement que par le statut, en allant vers la vertu du juge ; la
faiblesse des garanties statutaires accroît l’importance de la garantie fondée
sur l’éthique personnelle.
ii – la vertu du juge,
garantie complémentaire de la prévention des conflits d’intérêts
Faute d’indépendance statutaire du juge ou malgré un statut la garantissant, un
conflit d’intérêts peut surgir entre lui et une partie. Nos codes ont toujours
mis en place des techniques de gestion de ces conflits ; d’autres sont
apparues récemment, mais dans les deux cas il s’agit, soit de permettre à
l’éthique personnelle du juge de se manifester spontanément pour éviter qu’il
ne siège (A), soit et à défaut, de sanctionner une éthique quelque peu
défaillante (B). La vertu du juge vient conforter son statut.
a) l’éthique personnelle,
fondement de l’abstention et de l’obligation de révélation
1. Pour l’ensemble des juges, il revient à celui qui suppose en
sa personne un conflit d’intérêts de s’abstenir de juger (cf. code de procédure
civile, article 339, code de l’organisation judiciaire, article L. 111-7 et
code de justice administrative, article R. 721-1). C’est sur l’éthique du juge
que repose cette technique. Parce qu’il vit dans la cité, parce qu’il est
soumis à des contraintes économiques et sociales plus fortes qu’autrefois, le
juge a besoin d’une éthique forte. Mais quel contenu donner à cette
éthique ? Les études manquent en France sur ce sujet, à la différence de
la Belgique ou du Canada. Exceptées quelques règles issues de l’ordonnance
statutaire des magistrats professionnels du 22 décembre 1958, d’articles du
Code pénal et de celui de procédure pénale ou de la jurisprudence, c’est dans
une circulaire du président Vincent Auriol, signée le 29 décembre 1952, ès
qualités de président du Conseil supérieur de la magistrature, que l’on trouve
exposée une doctrine officielle du devoir de réserve du juge. L’éthique, c’est
d’abord une élaboration empirique de tous les instants, celle que donne
l’éducation, que complète la formation professionnelle, et celle que révèlent
les comportements de chacun dans sa vie privée (par ex. la profession du
conjoint ou du compagnon, les relations amicales et professionnelles, la vie
sociale etc.), ou dans sa vie professionnelle (les relations avec les avocats
et autres auxiliaires de justice, avec les justiciables, avec les deux autres
pouvoirs, avec la presse etc.). Il y a aussi la publication de règles
déontologiques par une instance indépendante. Le Conseil supérieur de la
magistrature s’était déclaré opposé à la rédaction d’un code de déontologie,
mais a finalement rédigé un « Recueil déontologique des magistrats »,
publié aux éditions Dalloz en 2010. Pour les magistrats administratifs, un
collège de la déontologie a été mis en place en 2011 et il a rendu ses quatre
premières décisions le 4 juin 2012. Pour les juges non professionnels, il
faudra faire appel à leur conscience ou à leur lecture du recueil élaboré par
le CSM !
2. Technique propre à l’arbitrage :
l’obligation de révélation
En matière d’arbitrage, l’article
1465 du code de procédure civile énonce, dans son alinéa 1er « qu’il
appartient à l'arbitre, avant d'accepter sa mission, de révéler toute
circonstance susceptible d'affecter son indépendance ou son impartialité. Il
lui est également fait obligation de révéler sans délai toute circonstance de
même nature qui pourrait naître après l'acceptation de sa mission ».
C’est cette obligation de loyauté, support de l’appréciation de l’indépendance
et de l’impartialité de l’arbitre, de l’absence de conflits d’intérêts, qui a
été oubliée par certains arbitres qui ont défrayé la chronique judiciaire à
partir de 2010. La question s’est posée lorsque des arbitres n’ont pas
révélé le « courant d’affaires » qui les liait à une partie les
désignant systématiquement comme arbitres plusieurs dizaines de fois pour des
litiges répétitifs, le plus souvent en droit de la distribution. La Cour de
cassation, d’autant plus vigilante sur l’éthique des arbitres qu’ils n’ont pas
le même statut que les juges professionnels, consacre, dans ses derniers
arrêts, le critère de l’incidence raisonnable de la non-révélation sur
l’indépendance et l’impartialité de l’arbitre. C’est l’illustration parfaite de
l’idée avancée que lorsque le statut est impuissant à garantir l’indépendance
et l’impartialité du juge, la vertu doit prendre le relai et que si elle ne le
prend pas, la sanction pourra aller jusqu’à l’annulation de la sentence
arbitrale.
b) la sanction d’une éthique
défaillante
à défaut de s’abstenir, le juge
s’expose à être récusé, voire à ce qu’une requête pour cause de suspicion
légitime soit formée à l’encontre de l’ensemble de la juridiction ou que
l’annulation du jugement soit prononcé au nom du non-respect des exigences
d’indépendance et d’impartialité par les juges ayant rendu le jugement. Les
exemples qui suivent sont tous tirés de cas portés devant les tribunaux.
Le conflit d’intérêts existe d’abord
et tout naturellement, au moins en soupçon, dans le lien de parenté du juge
avec le concubin de l’une des parties ou dans un lien de fraternité biologique,
lorsque l’un des juges est le frère de l’avocat de l’une des parties.
Mais ce sont les relations
professionnelles ou d’affaires qui fournissent le plus d’exemples en
jurisprudence. Ainsi, partialité dans le fait qu’un juge ait accepté que l’une
des parties (avec laquelle il entretenait des relations officieuses) effectue
gratuitement des travaux dans le tribunal et lui fournisse du matériel. La
partialité peut encore résulter du fait que le juge a déjà conseillé ou
représenté une partie, dans l’affaire qu’il s’apprête à juger. Ainsi, un
conseiller prud’homal salarié ayant à la fois transmis à l’adversaire, sous sa
signature, des pièces du dossier de l’une des parties et siégé dans la
formation ayant rendu l’ordonnance de référé, il y a conflit d’intérêts. De
même, la personne qui a assisté une partie à un procès prud’homal ne peut être
membre de la juridiction appelée à se prononcer sur le différend opposant les
mêmes parties. Il y a violation du principe d’impartialité, lorsqu’un
conseiller prud’homme, fondateur et gérant-associé d’une société présidée par
l’une des parties au litige (l’employeur), a entretenu des relations d’affaires
conflictuelles avec cette dernière allant jusqu’à des poursuites pénales, en
dépit que ce conseiller avait quitté l’entreprise et que le conflit avait été
résolu par une transaction. La partialité a été retenue dans le cas d’un
conseiller prud’homme salarié qui avait signé une lettre ouverte de son
syndicat mettant en cause l’attitude de la direction de l’établissement à
l’égard de l’une des parties au litige étant précisé que cette lettre avait été
écrite alors que l’instance était introduite. En revanche, si les prises de
position contre un parti politique représenté par un plaideur émanent des
dirigeants du syndicat auquel appartient le président du tribunal et non pas du
juge lui-même, la partialité ne peut être retenue. La Cour européenne des
droits de l’homme a reconnu la partialité du juge constitutionnel qui avait été
le représentant d’une partie à un stade précédent de la même procédure (15
juillet 2005, Meznaric c/ Croatie) et a
jugé que la participation d’un magistrat du Tribunal supérieur d’Andorre à un
cabinet d’avocats conseils du gouvernement andorran viole le droit à un
tribunal impartial (29 mai 2012, UTE Saur Valinet c/ Andorre). En
matière pénale, conflit d’intérêts lorsqu’un policier composant une juridiction
de jugement en tant que juré, connaît depuis 10 ans le policier témoin clé de
l’accusation et a collaboré avec lui à trois reprises, le tribunal entrant en
condamnation du requérant (20 déc. 2011, Hanif c/ Roy. Uni).
En revanche, le seul fait qu’il
existait, au moment des faits, un lien de subordination entre l’un des jurés et
l’un des témoins à charge (le premier était l’employé du second) « n’implique
pas nécessairement que ledit juré aura un préjugé favorable à l’égard d’un
témoignage de cette personne ; il faut décider dans chaque cas d’espèce si
la nature et le degré du lien en question sont tels qu’ils dénotent un manque
d’impartialité » (10 juin 1996, Pullar
c/ Roy. Uni ). De même, la seule circonstance que le plaideur
et son juge aient été élèves de la même école, fût-ce Polytechnique, n’est pas
de nature à créer, même en apparence, un doute légitime sur son impartialité.
De même, en l’absence de toute imputation précise, la seule circonstance que
les magistrats concernés seraient issus du même secteur d’activité que les
parties n’est pas non plus de nature à créer, même en apparence, un doute sur
leur impartialité.
III – LE JUGE ET SES AFFILIATIONS
PHILOSOPHIQUES OU RELIGIEUSES
Peut-on être boudhiste ou chrétien ou juif ou libre
penseur ou franc-maçon ou juge?
Réponse impertinente à une question mal posée sur
l'indépendance et l'impartialité des juges appartenant à la franc-maçonnerie
(article publié en décembre 2003)
Pour participer à l’hommage fait à notre collègue et ami Pierre JULIEN,
professeur à la Faculté de droit de Nice, l’idée nous est venue de nous
inspirer de l’actualité juridique fournie par un Procureur exerçant dans cette
ville et relayée par un point de vue donné dans les colonnes du recueil Dalloz
du 15 novembre 2001 par un magistrat[48] : peut-on appartenir à la
franc-maçonnerie et être juge, sans porter atteinte à l’exigence d’impartialité
que pose notamment l’article 6 de la Convention européenne des droits de
l’homme ? Précisons immédiatement, pour ne plus y revenir, que nous ne
sommes pas franc-maçon ; il ne s’agit pas pour nous de nous en défendre, mais
de dire au lecteur de ces lignes que le raisonnement que nous allons développer
ici n’est en aucune façon influencé par une telle appartenance. Certes,
certains l’ont prétendu, vraisemblablement pas pour nous être agréable, comme
si l’appartenance supposée à la franc-maçonnerie pouvait expliquer une
influence présumée dans la profession ou ailleurs, un itinéraire professionnel
ou un engagement dans la vie de la Cité que les seules qualités de l’auteur de
ces lignes ne lui auraient pas permis d’atteindre ! Monsieur le Bâtonnier
Vatier fut victime de la même méthode de dénigrement de sa personne, alors
qu’il était en fonctions à la tête du Barreau de Paris ; par une action en
justice accueillie favorablement par la juridiction saisie, il mit fin aux
rumeurs ; nous espérons ne pas être obligé d’en arriver à cette solution
extrême. Ajoutons enfin, que des amis proches nous ont fait l’honneur de nous
confier leur appartenance à la franc-maçonnerie, professeurs d’universités,
juges, hommes politiques ou simples particuliers du monde de
l’entreprise ; qu’ils trouvent ici le témoignage de mon affection et de ma
reconnaissance pour leur confiance.
Poser la question telle qu’elle l’a été dans les colonnes du recueil Dalloz
nous semble témoigner d’une grave confusion entre le secret d’une appartenance
à une organisation supposée hiérarchisée et un comportement empreint de
partialité dans la fonction de juger. Qui plus est, la réponse donnée (en
faveur de l’incompatibilité de principe) ne tenait pas compte de la jurisprudence
de la Cour européenne des droits de l’homme.
I – UNE QUESTION MAL POSÉE
Que la question ait été mal posée cela résulte, à l’évidence, des deux
arguments utilisés, celui du serment et celui du secret.
A) l’argument du serment
Il semble que le nouveau franc-maçon doive souscrire un engagement par lequel
il promettrait essentiellement de garder le secret maçonnique[49]
(secret de l’appartenance des autres membres du groupe, et secret du rituel,
discrétion exigée avant tout semble-t-il parce que ces choses seraient
incompréhensibles pour celui qui n’est pas passé par là)[50] ;
l’engagement porte également, semble-t-il, sur la volonté de travailler à
réaliser l’idéal de la franc-maçonnerie, qui serait l’amélioration de la
société, le perfectionnement moral et intellectuel de l’humanité, et de mettre
en œuvre la solidarité humaine. Même si le juge prête serment dans le cadre de son
appartenance à la franc-maçonnerie, donnant ainsi crédit à l’idée d’une société
secrète hiérarchisée, l’argument n’emporte pas la conviction ; d’autres
serments sont prêtés dans d’autres circonstances, sans que l’on puisse douter
de l’indépendance et de l’impartialité de ceux qui l’ayant prêté exerceront une
profession. Ainsi des prêtres devenus avocats tout en restant prêtre et même
membre de la Compagnie de Jésus, dont chacun connaît ici la force de
l’allégeance à l’église
catholique. Il a été admis il y a plus de trente ans qu’ils pouvaient exercer
cette profession, sans que l’on ait, de ce seul fait, à douter de leur
indépendance.
En outre, il semble que la franc-maçonnerie
exige de ses membres un respect scrupuleux des lois républicaines.
L’institution se place en effet, par tradition sans doute, dans une
reconnaissance primordiale des lois de la République et des pouvoirs
institutionnels qui lui permettent de continuer à exister. D’ailleurs, si un
franc-maçon se rendait coupable d’infractions pénales, ou de tout manquement à
l’honneur ou à la probité, il risquerait de subir non seulement l’intervention
de la justice pénale, mais également une procédure disciplinaire maçonnique qui
pourrait conduire à sa radiation de la franc-maçonnerie. Il semble donc que la
franc-maçonnerie attende, du moins en théorie, de ses adeptes de hautes valeurs
morales et le respect d’une certaine éthique. La réalité peut certes être
autre, comme dans toute autre institution, ni plus ni moins.
B) L’argument du secret
Ce qui pose problème en réalité, ce n’est pas l’appartenance d’un magistrat à
la franc-maçonnerie, mais l’influence que toute affiliation ou affinité
religieuse, politique, philosophique, syndicale, etc.., peut avoir sur la
garantie d’indépendance et d’impartialité d’un juge dans l’exercice de ses
fonctions. Il n’y a pas, malgré l’argument du secret de l’appartenance, de
problèmes spécifiques aux juges francs-maçons. Il y a un problème pour tout
juge inspiré, dans son action, par ses opinions ou ses sympathies (ou
antipathies !) religieuses, politiques, etc.. S’il y a un problème, lié au
secret de l’appartenance, pour tout juge franc-maçon, alors il y a un problème
pour tout autre juge qui ne révélerait pas son appartenance à une religion, un
courant de pensée, une association politique ou autre, etc..
L’argument du secret est fallacieux car, d’une part, dans le passé, des églises persécutées ont préservé le secret
d’appartenance de leurs membres à la religion qu’elles représentent et, d’autre
part, si secret non révélé il y a , aucune garantie d’impartialité ne peut
certes être donnée, mais on observera, à l’inverse, que la révélation de
l’appartenance ne garantie nullement l’impartialité ; en effet, si l’on
suppose une collusion entre l’une des parties et le juge, du fait de leur
appartenance commune à une même société secrète, la révélation de
l’appartenance du juge ne garantit en rien que la partie révélera son
appartenance ! Tout est dans le juge et son éthique personnelle, rien dans
le secret ou pas de ses opinions et autres accointances. Ce qui compte, c’est
son comportement. à suivre la
question ainsi posée, il faudrait aussi considérer qu’un juge qui s’affiche
ouvertement hostile à la franc-maçonnerie et qui douterait des qualités
d’impartialité de ses collègues francs-maçons ne serait pas impartial si demain
devait comparaître devant lui, au civil ou au pénal, une partie qui s’affiche
ouvertement franc-maçon et qui expose ses craintes d’être jugée par quelqu’un
qui a ainsi manifesté des réserves envers l’appartenance à la franc-maçonnerie.
II) Une autre réponse
La réponse qui consiste à nier la possibilité pour tout juge d’être
franc-maçon, à partir d’un raisonnement qui se veut progressif (distinction de
la vie privée et de la vie professionnelle) et rigoureux (notion de
loyauté/secret de l’appartenance/apparence d’impartialité), mais sans aucune
référence à la jurisprudence européenne (A), ne nous paraît pas pertinent. Bien
mieux, cette réponse nous paraît dangereuse (B).
A) la réponse de la cour européenne des droits de
l’homme
a) C’est dans un arrêt concernant le Royaume Uni (dont on sait que ses
souverains appartiennent à des loges maçonniques par tradition historique) que
la Cour européenne des droits de l’homme a jugé, le 15 juin 2000 que
l’appartenance d’un juge et d’une partie à la franc-maçonnerie n’est pas, en
soi et en l’absence d’éléments particuliers internes à l’objet du procès, de
nature à faire douter de l’impartialité du tribunal, car il n’y a pas de raison
de douter qu’un juge ne fasse prévaloir son serment de remplir en toute
indépendance sur toute autre contrainte ou obligation sociale. Cette solution a
le mérite de replacer la question au cœur de la notion d’impartialité : ce
n’est pas l’adhésion à la franc-maçonnerie (comme d’ailleurs à tout autre
société de pensée) qui importe, mais le comportement individuel du juge,
franc-maçon ou non.
b) Dans deux autres arrêts du 2 août 2001[51], la Cour européenne a plus esquivé la
question qu’elle ne l’a résolue. En Italie, le Conseil supérieur de la
magistrature avait publié une directive (le 22 mars 1990) aux termes de
laquelle « la participation de magistrats à des associations ayant un
lien hiérarchique et solidaire particulièrement fort par le biais de
l’établissement, par des voies solennelles, de liens comme ceux qui sont
demandés par les loges maçonniques, pose des problèmes délicats de respect des
valeurs de la Constitution italienne ». On remarquera que la directive
ne vise pas que les francs-maçons. Mais une autre directive du même organisme
italien, adoptée le 14 juillet 1993, allait beaucoup plus loin en déclarant
incompatible l’exercice des fonctions de magistrat avec l’appartenance à la
franc-maçonnerie. Sur le fondement de la première directive, la plus souple, un
juge italien s’était vu infliger un avertissement par une section disciplinaire
pour avoir manqué à ses devoirs ; les devoirs – et la précision est
importante on va le constater - n’étaient pas précisés davantage que par visa à
un décret de 1946 ; l’avertissement prononcé provoqua un retard dans l’avancement
du juge qui est venu s’en plaindre devant la Cour européenne de Strasbourg, sur
le fondement de la violation de son droit à la liberté d’association garanti
par l’article 11 de la Convention européenne des droits de l’homme. La Cour
européenne sanctionne l’Italie pour violation de cet article, mais ne tranche
pas nettement la question de la compatibilité de l’appartenance à la
franc-maçonnerie avec les fonctions de juge. En effet, au lieu d’apprécier si
l’ingérence apportée au droit d’association par la sanction disciplinaire
répondait ou non à un but légitime, elle juge que l’ingérence n’était pas
prévue par une loi répondant à la condition de prévisibilité qu’elle impose
depuis son arrêt Sunday Times du 26 avril 1979 ; les termes de la
directive de 1990 n’étaient pas assez clairs pour que le magistrat puisse
comprendre que son appartenance à la franc-maçonnerie l’exposait à des
sanctions disciplinaires.
Dans le second arrêt rendu le même jour, la Cour européenne est beaucoup plus
nette et affirme que l’obligation faite à des candidats à des charges publiques
de déclarer leur non-appartenance à la franc-maçonnerie constitue une violation
de l’article 11. Dès lors, on doit, nous semble-t-il, considérer que l’on peut
être juge et franc-maçon, selon la Cour européenne, car s’il n’y a pas
d’obligation de déclaration, c’est que cette adhésion est indifférente pour
être juge.
B) l’incompatibilité de plein droit, une réponse
dangereuse pour les libertés
écrire que « l’impartialité
n’est pas un état d’âme, ce n’est pas une vertu »[52] est
erroné, nous semble-t-il. Certes, on a coutume de distinguer, non sans
difficultés, l’indépendance de l’impartialité, en disant que la première
résulte d’un statut et la seconde caractérise une vertu. Mais s’il y a une dose
de vertu aussi dans la notion d’indépendance, il est certain qu’on ne peut
l’exclure de l’idée d’impartialité. C’est même l’essentiel de ce qui
caractérise cette qualité. Le nier, c’est entrer dans la considération que la
vertu serait hors du prétoire. Ce n’est pas admissible.
En outre, si l’on doit douter de l’impartialité des juges francs-maçons comme
il est suggéré dans cet article paru au recueil Dalloz, alors il faut renverser
la question et se demander si un franc-maçon peut être juge ! On voit
mieux alors sur quel terrain ce type de question nous entraîne, celui de
l’incapacité juridique à exercer certaines professions parce qu’on a opté pour
une appartenance philosophique. La France – et c’est son malheur – a connu une
honteuse période de son histoire où cette question a reçu une réponse
affirmative. L’ombre de Vichy et du « complot judéo-maçonnique »
plane sur cette réponse dans le sens de l’interdiction faite aux francs-maçons
d’être juges ; a-t-on oublier la loi du 13 août 1940 sur les société
secrètes et tout ce qu’elle véhiculait d’idéologie discriminatoire en violation
de la liberté d’expression ? à
prétendre que les franc-maçons ne pourraient être juges, il faut aller jusqu’au
bout de la logique et interdire cette noble profession à tous ceux qui adhèrent
à un courant de pensée, une religion, etc.. Le fait de poser la question en
inversant l’ordre des facteurs ne change rien à l’affaire : ce qui fait
problème pour certains, mais pas pour nous, c’est le cumul des deux qualités,
juge et franc-maçon, peu important l’ordre de présentation des qualités. Mais
en présentant la question comme nous venons de le faire, le débat et les
véritables enjeux s’éclairent : c’est la liberté de pensée dans notre pays
qui serait en cause si nous devions adhérer à la problématique et au
raisonnement suivis par l’auteur du point de vue au recueil Dalloz. Nous
préférons pour notre part considérer que « la seule question qui vaille
est celle de l’Homme », donc que c’est dans le comportement personnel
du juge, au cas par cas, que l’on jugera de son impartialité, qu’on la
mesurera. C’est une question d’impartialité subjective, personnelle si l’on
préfère, et non pas une question d’impartialité objective, fonctionnelle, qui
doit l’emporter dans la recherche d’une solution. Ainsi, on considérera que le
juge franc-maçon est partial s’il juge en fonction de son appartenance, mais la
solution vaut pour toute autre appartenance religieuse, politique ou
philosophique. La seule appartenance ne constitue pas un juge partial.
IV – LE JUGE ET SA PRATIQUE DE LA
JUSTICE DES LIBERTÉS ET DROITS FONDAMENTAUX
MENACES SUR LA JUSTICE DES DROITS DE L'HOMME ET DES DROITS
FONDAMENTAUX
(article publié en septembre 2003)
Pour répondre à l’amicale invitation
de nos collègues à l’origine de l’heureuse initiative d’offrir des Mélanges à
notre ami Jacques NORMAND sur le thème de la “ Justice et des droits
fondamentaux ”, il nous a paru opportun de nous livrer à quelques
brèves réflexions sur cette Justice sous le regard des droits fondamentaux de
procédure, tant il est vrai que Jacques NORMAND est orfèvre en matière
procédurale et que ses remarquables chroniques à la Revue trimestrielle de
droit civil témoignent de son souci de les placer sous l’éclairage de la
Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés
fondamentales telle qu’elle est interprétée par la Cour du même nom.
C’est l’élaboration de ce qui
devenait devenir la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne
(proclamée à Nice en décembre 2000) qui fut l’occasion de mettre à l’honneur la
notion de “ droits fondamentaux de procédure ”. Les premières
versions du projet en effet, distinguaient entre les droits fondamentaux
substantiels et les droits fondamentaux de procédure. L’expression ne fut pas
retenue au final, mais elle est implicitement contenue dans les garanties de
procédure de l’article 47 dans le chapitre “ Justice ”, qui fait
suite aux chapitres “ dignité ”, “ libertés ”,
“ égalité ” et “ solidarité ”, ce qui, pour les trois
derniers nommés, correspond aux trois termes de notre devise républicaine (la
“ solidarité ” n’étant que l’expression moderne de la fraternité). Si
l’expression est nouvelle, le concept ne l’est pas, à preuve, à quelques
nuances près de rédaction, les garanties que l’on trouve énumérées à l’article
6, § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des
libertés fondamentales. L’expression de “ droits de procédure ” avait
le mérite de mettre en lumière l’importance essentielle, au titre de
l’effectivité des droits telle que l’entend la Cour européenne des droits de
l’homme, du rôle joué par ces droits dans la mise en œuvre des droits substantiels,
notamment ceux de la première génération, par exemple, le droit à la dignité ou
à la liberté d’expression. La substitution de l’expression
“ Justice ” pour en faire un chapitre autonome consacré à ces droits
fondamentaux de procédure, à la suite de ceux consacrés à la dignité et aux
trois termes de notre devise, montre que la procédure, comme nous l’avions
pressenti et présenté aux lecteurs de notre Précis de procédure civile,
à partir de la 23ème édition publiée en 1994 (Dalloz éditeur) ne peut
se comprendre aujourd’hui sans le recours à cet éclairage de la notion de
droits fondamentaux ; le droit du procès, même civil (c’est plus évident
pour le procès pénal, encore que, à feuilleter certains ouvrages, on puisse en
douter), n’est plus ce recueil de recettes procédurales, totalement
désincarnées, déconnectées de ce vaste mouvement de promotion des droits et
libertés fondamentaux et d’attraction à leur garantie qu’ont pu constituer dans
le passé les textes de procédure civile. Non point que l’idée de protection des
libertés ait été absente des préoccupations de ceux qui nous ont précédé dans
les siècles passés (à seule preuve la magnifique formule de Ihéring sur la
forme, sœur jumelle de la liberté), mais la conceptualisation de cette
protection des libertés par les droits de procédure a le mérite de recentrer le
débat sur l’essentiel qui n’est pas, quoi qu’on puisse en penser dans une
première approche, la reconnaissance et la proclamation de droits substantiels,
mais la manière dont on peut assurer leur effectivité. Ce n’est pas un hasard
si la Cour européenne des droits de l’homme insiste tant sur la nécessité de ne
pas se contenter de “ droits illusoires et purement théoriques ” et
sur le contrôle qu’elle exerce sur la manière effective dont ceux-ci sont
assurés dans les États parties à la Convention. Ce n’est pas un hasard non plus
si nous avions souhaité associer les trois termes de notre devise aux trois
moments forts que constituent en procédure civile, l’action en justice (placée
sous le signe de la liberté d’agir), la juridiction saisie (avec l’égalité
entre les citoyens dans la détermination des règles de compétence et l’idée de
liberté du juge dans son activité juridictionnelle) et l’instance (qu’éclairent
les trois concepts de liberté dans son introduction et sa conduite, d’égalité
dans son déroulement, notamment entre les parties, mais aussi entre les parties
et le juge, de fraternité enfin par la sanction des abus et le jeu de l’article
700). Devise républicaine et Europe (les deux) se rejoignent ainsi pour
souligner avec force que les droits de procédure sont étroitement liés à la
garantie des droits fondamentaux tant en droit constitutionnel qu’en droit
européen. Pourtant, ils sont aujourd’hui contestés, voire menacés, ce qui doit
nous conduire à être vigilant dans leur défense, tant au niveau du principe
même que la procédure est essentielle à la protection des libertés (I) qu’au
niveau des instruments et des organes de contrôle dont on ne peut sérieusement
envisager la disparition (II).
i – trop de
procédure tue la procédure ?
Face à un discours primaire, pour ne pas dire populiste, contre la procédure
(A), une vive réaction s’impose pour rappeler qu’il n’est point de démocratie
sans respect d’une procédure la plus protectrice des droits fondamentaux, y
compris au profit des pires des criminels (B).
a) le discours populiste et
démagogique
Non, nous n’avons pas rêvé, ni inventé : un discours récurrent se dessine,
jour après jour, rentrée solennelle après rentrée solennelle de nos tribunaux
(il suffit de lire la Gazette du Palais ou Les Annonces de la Seine
pour en être convaincu), “ trop de procédure tuerait la procédure ”
et il faudrait au plus vite abroger les lois récentes qui ne feraient que
traduire le souci du législateur de favoriser les délinquants, voire les hommes
politiques dans les affaires politico-financières.
a) Ainsi s’exprime l’une des figures
les plus emblématiques des juges d’instruction de ces dernières années, Madame
Eva JOLY, à la fois dans une interview au journal La Croix[53] et dans
une autre donnée, un an plus tard, à deux journalistes spécialisés dans les
questions touchant à la Justice pour un ouvrage collectif[54] ; la répétition de la critique ne
peut faire douter de son caractère intentionnel et de la volonté de
l’intéressée de revenir sur ce que nous considérons, pour notre part, comme des
acquis d’une démocratie, surtout en matière pénale. C’est à propos de la
multiplication (ce qui reste à prouver scientifiquement) des requêtes en
nullité déposées par les avocats dans les affaires financières, requêtes
qualifiées “ d’ardoise magiques ” par ce magistrat, que
l’opinion est émise “ qu’il y a un équilibre à trouver et que trop de
procédure tue la procédure ”. La charge est reprise maintes fois dans
l’interview donnée un an plus tard : “ c’est la procédure qui
freine, pas les juges ” (page 90) ; “ on nous ajoute des
contraintes de procédure qui consomment des magistrats ” (page
94) ; “ que penser lorsqu’un mis en examen intente des recours en
Suisse contre la transmission d’un certain nombre de documents et qu’il est
donc lui-même responsable d’une partie du retard ? ” (page 95).
On retrouve ici le thème démagogique de “ l’appel de Genève ”
lancé le 1er octobre 1996 par quelques magistrats vraisemblablement
en mal de publicité (et en tout cas en délicatesse avec leur déontologie
statutaire) pour protester contre l’utilisation qui serait abusive des voies de
recours dans les procédures de transmission internationale de pièces et pour
réclamer une transmission directe, de juge à juge, au-dessus des frontières,
sans respecter les règles protectrices des justiciables contre d’éventuels abus
de transmission ![55] Bien peu l’ont dit (cf. cependant
Gilbert Azibert in Où vont les
juges, op. cit. qui déclare, page 218, qu’il n’aurait pas signé ce
texte).
b) C’est la même idée qui transparaît dans la déclaration d’une autre figure
médiatique de l’instruction d’affaires politico-financières, qui voit dans la
procédure “ une science qui n’est pas exacte ”, susceptible
d’interprétation[56], donc dont on peut s’émanciper !
Faut-il rappeler que le propre du droit et de la procédure est d’être l’art du
difficile, ce qui suppose de bons juristes connaissant parfaitement leurs
règles procédurales et que l’annulation de ses procédures par les organes de
contrôle de son activité ne qualifie pas particulièrement l’intéressé pour tenir
de tels propos.
c) Charge contre la procédure, mère de tous nos maux, en automne 2001 et hiver
2001-2002, lorsqu’il s’est agi de dénoncer les méfaits supposés de la loi du 15
juin 2000 qui visait à renforcer la protection de la présomption d’innocence.
On a vu se déchaîner les passions, les moins nobles de la part de ceux qui,
homme politiques de droite comme de gauche, après avoir voté la loi et ne pas
l’avoir soumise au contrôle du Conseil constitutionnel, la critiquait, oubliant
leur approbation du printemps 2000 ; passions les plus démagogiques encore
de la part de ceux qui, juristes de talent et parfois magistrats de terrain,
ont feint de croire que les quelques affaires se terminant (provisoirement) par
la mise en liberté de délinquants, reflétaient les défauts de la loi du 15 juin
2000, alors que le plus souvent cette décision de mise en liberté ne faisait
que sanctionner une erreur du juge d’instruction qui n’avait pas respecté les
règles procédurales, notamment les délais de règlement des dossiers pour
répondre aux exigences européennes du délai raisonnable. Qu’un premier ministre
de la France ait pu ainsi traîner dans la boue et livrer à la vindicte publique
en s’opposant publiquement, à la nomination comme procureur général, d’un président
de chambre de l’instruction, honorable magistrat et homme de talent,
respectueux des droits de la défense, mais aussi des droits des victimes, sans
même lui donner l’occasion de se défendre, au motif qu’il aurait libéré, à
tort, un délinquant auteur ensuite de plusieurs meurtres, alors que ce
magistrat avait siégé en collégialité, en pesant (avec ses deux collègues) en
son âme et conscience sa décision assortie d’un important contrôle judiciaire
et que le dysfonctionnement provenait non pas de la décision prise mais, en
amont, des fautes du juge ayant instruit l’affaire et, en aval, de la police
qui ne l’avait peut-être pas assez surveillé, voilà qui est révélateur d’un
vent de folie sécuritaire, de panique au plus haut niveau de l’État et de
mépris des règles de procédure. Ce dernier exemple prouve, si besoin était,
combien le respect des droits de la défense aurait été plus que nécessaire dans
cette affaire, d’abord de la part de celui qui avait mal instruit le dossier
(la chambre d’accusation ne faisant que sanctionner ses fautes) ; ensuite
de la part de ceux – et particulièrement le premier ministre – qui se sont
déchaînés contre ce malheureux président le poursuivant de leur vindicte, sans
même lui laisser le droit de se défendre. Nous avons dit et écrit, à chaud, dès
le 23 novembre 2001, dans notre rapport de synthèse aux deuxièmes entretiens
d’Aguesseau à Limoges, que “ nous ne serions pas celui qui chasse en meute
à l’appel du loup contre la loi Guigou ” ; nous maintenons notre propos,
quelques mois plus tard, à froid.
b) la réponse raisonnable du
respect des principes démocratiques
Vivre en commun, c’est respecter les autres et pour cela quelques règles de vie
en société dont les règles de procédure font partie. Les déclarations rapportées
nous paraissent infondées et dangereuses pour la démocratie.
a) Infondées, car la procédure n’est
pas – ne devrait pas être – l’arme ultime des plaideurs et notamment des
délinquants, mais le rempart de nos libertés, y compris la leur, quoi qu’ils aient
pu faire par ailleurs. On ne dira jamais assez qu’une décision de poursuite,
qu’un acte d’instruction, qu’un jugement sur le fond seront d’autant mieux
compris de tous et acceptés par l’intéressé que si tous les droits procéduraux
de celui-ci auront été respectés. L’exemplarité et l’acceptation sociale de la
peine éventuellement prononcée passe par ce parcours obligé qui honore ceux qui
ont le rôle ingrat de poursuivre, d’instruire et de juger au fond. La règle de
procédure ne fait que traduire le vieil adage “ nul ne peut se faire
justice à soi-même ”. La critique de supposés excès procéduraux ne
tient pas longtemps devant les arrêts répétés de condamnation de la France à
Strasbourg par la Cour européenne des droits de l’homme sur le fondement de la
violation des règles du procès équitable. Si excès il y a, c’est dans le sens
négatif d’un déficit de procédure, rejoignant ainsi un déficit de démocratie.
b) Les attaques contre la procédure
sont aussi dangereuses pour la démocratie. Surtout lorsqu’elles émanent de
magistrats en charge d’affaires médiatiquement importantes ou qui sont en
fonction au sein de juridictions dont ils critiquent ouvertement un acte
juridictionnel pris par le président de cette juridiction (le dessaisissement
de l’un des leurs) au mépris de la règle procédurale de séparation des
fonctions judiciaires. Mais aussi parce que ces attaques traduisent un état
d’esprit qui, s’il devait se généraliser, se révélerait dangereux pour nos
libertés : les juges sont là, en effet, pour appliquer les lois,
spécialement les lois de procédure qui encadrent leurs pouvoirs, pas pour les
réécrire ; en outre, la procédure est plus que “ la sœur de la
liberté ”, elle est sa mère et non pas un obstacle à celle-ci. Dire
que “ trop de procédure tue la procédure ”, revient à dire que
la liberté ne doit pas exister pour les ennemis de la liberté ! On sait où
a pu mener ce type de slogan dans les périodes troubles, pré-révolutionnaires
ou révolutionnaires, notamment dans les États totalitaires. Le Conseil constitutionnel
et la Cour européenne des droits de l’homme sont là pour nous rappeler que ce
ne sont pas les règles de procédure qui menacent la procédure, mais ceux qui
souhaitent s’en affranchir (au nom de quoi ?), en tout cas les cantonner
au minimum concédé aux mis en examen ou aux accusés (au sens générique de
l’article 6 de la Convention européenne).
c) Il faut que nos juges comprennent
que les lois de procédure ne sont pas faites pour les empêcher de poursuivre,
d’instruire et de juger au fond, mais pour garantir à tous une exigence
fondamentale de notre temps, celle de la garantie des droits. Déjà, certaines
chambres de l’instruction acceptent de sanctionner les vices de procédure
plutôt que de les couvrir, au grand dam et au grand tapage des juges sanctionnés
dans leurs activités juridictionnelles ; il ne faut pas avoir de ces
décisions une vision pessimiste et dire qu’on favorise les délinquants en les
libérant à tort, par la sanction de simples vices de forme. En effet, dans les
affaires dont ils auront à connaître ultérieurement, ces juges d’instruction
ainsi sanctionnés adapteront leur comportement aux nouvelles exigences. La
culture du contrôle qui couvre toutes les fautes pour “ sauver les
procédures ” a vécu, malgré les soubresauts de l’automne 2001 et de
l’hiver 2001-2002 ; ceux qui en douteraient devraient méditer sur le
tournant qu’ont représenté à cet égard les poursuites disciplinaires engagées
contre quatre magistrats du Parquet (dont un en retraite) dans l’affaire dite
des disparues de l’Yonne et les sanctions qui ont été prononcées. Vingt ans
après les faits, voilà le Conseil supérieur de la magistrature appelé à
apprécier l’activité juridictionnelle des magistrats du Parquet qui ont pris
des décisions de classement sans suite dont on enseigne traditionnellement
qu’elles sont, sinon discrétionnaires, en tout cas prises en opportunité et
devraient donc ne laisser qu’une marge étroite de contrôle disciplinaire. Qu’en
sera-t-il demain pour un juge d’instruction qui ne se plierait pas aux règles
fixées par une chambre de l’instruction dans une précédente affaire et qui
rééditerait les mêmes erreurs ? N’y aurait-il pas faute disciplinairement
sanctionnable ? On conviendra que la faute est plus manifeste que celle
reprochée à un magistrat du Parquet qui aurait mal apprécié les éléments du
dossier pour prendre une décision de classement sans suite. La sanction
disciplinaire vient ainsi en renfort de la protection procédurale des libertés.
Être partial en n’instruisant systématiquement qu’à charge (ce que reconnaît
Madame Eva Joly[57]),
ne pas respecter le contradictoire ou ne le faire qu’avec réticence, aux
limites de l’abus (par exemple en cotant des pièces plusieurs mois après leur
entrée dans le dossier de la procédure pour ne donner aux avocats que quatre
jours pour prendre connaissance de ces pièces), utiliser la détention
provisoire (ce n’est plus possible depuis la loi du 15 juin 2000) comme un
référé-provision sur la peine à venir, occulter dans une ordonnance de renvoi
devant le tribunal correctionnel des pièces qui viennent démontrer l’existence
d’un mandat régulier qui détruit l’infraction d’abus de confiance, recopier
dans cette même ordonnance le rapport de synthèse du S.R.P.J., n’est-ce pas à
chaque fois, commettre une faute contre la procédure qui engage la
responsabilité disciplinaire de celui qui la commet ? Alors, dans les
procès disciplinaires qui vont se multiplier, ceux qui critiquent aujourd’hui
l’excès supposé de procédure seront bien contents de trouver celle-ci à leurs
côtés pour les protéger des excès éventuels de poursuite. Ils redécouvriront
aussi les bienfaits des instruments de protection des droits et libertés
fondamentaux et de leurs organes de contrôle.
II - FAUT-IL SUPPRIMER LES
INSTRUMENTS DE PROTECTION DES LIBERTÉS ET DROITS FONDAMENTAUX ET LEURS ORGANES
DE CONTRÔLE ?
La question peut paraître incongrue, ahurissante et déplacée. Pourtant, si nous
la posons, c’est parce qu’elle a été posée et qu’une réponse affirmative semble
lui avoir été donnée (A). Une autre perspective nous semble devoir être ouverte
(B).
a) une question incongrue
a) Qui eut pu penser il y a quelques années que le classique Recueil Dalloz
publierait un jour une chronique à l’intitulé iconoclaste et au contenu
sulfureux ? Dans le numéro 37 de l’année 2001 (page 2988) un magistrat de
l’ordre administratif (mais qui signe de sa seule qualité de
“ professeur ” à la Faculté de droit de Sceaux, alors qu’il n’est que
professeur associé)[58], pose la question “ faut-il
supprimer la Cour européenne des droits de l’homme ? ” Ce n’est
plus un rêve comme précédemment, mais un cauchemar, car la réponse est sans
ambiguïté aucune affirmative ; faisant rapidement table rase du passé,
salué tout de même comme ayant beaucoup apporté “ au renforcement de
l’état de droit ”, l’auteur conteste la conception européenne du
procès équitable, tant dans son champ d’application que dans ses méthodes,
celle de l’apparence en particulier. Au-delà de l’outrance de la solution
proposée, on s’étonnera surtout qu’elle le soit à propos du champ d’application
de l’article 6, § 1 de la Convention européenne et notamment au prétexte de la
jurisprudence Pellerin, qui, faut-il le rappeler, ne concerne que la
question de la soumission des procédures concernant les fonctionnaires aux
exigences du procès équitable ! Sans nier l’importance de cette question,
elle n’est tout de même pas comparable à celle que peut avoir un procès à
Strasbourg fondé sur la violation de l’article 3 de la Convention ou sur le
non-respect des droits de la défense en matière pénale. Il est vrai que
l’auteur de l’article et de la question de la suppression de la Cour européenne
préconise sur le sujet du champ d’application civil de l’article 6, une
conception plus extensive que celle retenue par la Cour, donc plus protectrice
des libertés et droits fondamentaux, mais faut-il nécessairement supprimer
toute institution, tout organe qui dérange parce qu’on n’est pas d’accord avec
ses solutions ? à ce rythme,
on risque d’assister à la naissance d’un cimetière des organes de contrôle et
des cours judiciaires ou administratives ! Le désaccord avec une
institution ne peut signifier la négation de l’utilité de celle-ci et la
préconisation de sa suppression. C’est dans l’amélioration des institutions,
par la vertu du dialogue constructif et par la force de ses convictions et de
ses arguments et non pas par l’incantation et l’outrance des propositions qu’il
faut rechercher le progrès du débat démocratique. On peut d’ailleurs se
demander si ce n’est pas l’arrêt Kress c/ France, par lequel la Cour
européenne exprime son désaccord avec le Conseil d’État français quant au rôle
du commissaire du gouvernement, qui a motivé l’auteur de l’article, lui-même
magistrat de l’ordre administratif. Mais sur ce terrain encore, c’est utiliser
l’arme nucléaire pour répondre à une attaque (si attaque il y a de la part de
la Cour européenne) classique avec une “ arme ” conventionnelle,
celle d’un arrêt motivé, respectueux des arguments des parties que l’arrêt
décortique pour les rejeter en partie ; pas de quoi provoquer la mort du
pêcheur supposé, du traître à la cause française et à la nation du même nom.
Même sur le terrain de la théorie de l’apparence, vivement critiqué par
l’ensemble des magistrats administratifs qui ont commenté l’arrêt Kress,
on peut ne pas partager l’opinion de ces éminents magistrats et faire observer
que la Justice, pour le justiciable, c’est d’abord ce qu’il voit, à savoir, en
l’espèce, un commissaire du gouvernement qui se retire avec ses collègues pour
délibérer, alors que peut-être il aura dit à l’audience qu’il n’était pas d’accord
avec le requérant. Ce justiciable n’a-t-il pas l’impression d’une justice déjà
donnée, avant débat au sein de la collégialité des juges, bref que les dés sont
“ pipés ” ? Si l’on veut s’inscrire dans la voie de l’outrance,
ne faut-il pas préconiser plutôt et à l’inverse, la suppression du Conseil
d’État ?
b) L’incongruité a été reprise, avec
parfois autant d’outrance, par d’autres auteurs ou juges. Ainsi, Madame Eva Joly, conduit un combat non seulement
contre les règles de procédure qui tueraient la procédure (cf. supra, I),
mais aussi contre la Convention européenne des droits de l’homme et son organe
de contrôle, la Cour du même nom. Dans le livre précité Où vont les
juges ? elle s’élève contre cet instrument qui “ désarme la
Justice ” (page 91), programme “ la suppression du juge
d’instruction au nom des droits de l’homme ” (page 94), elle vitupère
contre cette Cour européenne qui regroupe “ des pays de l’Est ”[59] … “ en
position de condamner la France ”[60], avec
des juges originaires de Bulgarie, de Roumanie et d’Azerbaïdjan “ dont
on ne connaît pas vraiment la culture ”[61] et qui “ le
font ! ”[62] (page
96). à court de mots et
d’expressions originales, elle reprend même l’expression “ d’ardoise
magique ” qu’elle avait utilisée contre l’exercice des voies de
recours supposé abusif de la part des justiciables, pour qualifier ainsi la
nouvelle procédure introduite par la loi du 15 juin 2000 qui permet aux
requérants ayant obtenu condamnation de la France à Strasbourg, d’obtenir, sous
certaines conditions, la révision de leurs procès pénal (page 96). Quant à
l’impartialité, l’une des garanties procédurales essentielles de l’article 6,
§1 de la Convention européenne, il faudrait l’entendre, au stade de
l’instruction, comme la nécessité “ d’écouter et d’instruire avec
bienveillance ” (page 102). Heureusement qu’il existe, quoi qu’en
pense cette dame, un contrôle de ce que font les juges d’instruction, car avec
une telle conception des droits de l’homme et de l’impartialité, l’arbitraire
s’affiche en rouge au fronton du cabinet du juge d’instruction qui ferait
siennes ces appréciations ! Il ne manque plus que la proposition de rétablir
les lettres de cachet et de reconstruire la Bastille, bien utile pour isoler
ces dangereux mécréants que sont les mis en cause dans une procédure, encore
présumés innocents de par nos engagements internationaux et nos textes
nationaux, mais dans une conception qui fait froid dans le dos puisque “ la
présomption d’innocence ne dissout pas la réalité ” (page 102).
Laissons de côté l’outrance, car on y perdra son âme, en tout cas, le lecteur
l’aura compris, sa sérénité. Il faut explorer d’autres voies.
b) une autre réponse
D’autres auteurs, la doctrine, la vraie, ont exploré d’autres voies. Ainsi,
notre collègue Bernard Beignier,
avec le tact et la mesure qu’on lui connaît (ce qui n’empêche pas les
convictions), a-t-il proposé (avec Corinne Bléry)
de réactiver l’instrument des principes généraux du droit, qui pourraient
suppléer le recours aux fondements constitutionnels des droits de procédure et
même l’appel aux instruments européens (Convention européenne du Conseil de
l’Europe et Charte des droits fondamentaux de l’union européenne)[63]. Nous ne sommes pas d’accord avec cette
proposition, car elle pêche par un point, celui de l’organe de contrôle ;
la force du contrôle européen est précisément d’être supranational ; sans
l’existence de la jurisprudence européenne, nos tribunaux auraient-ils été
audacieux au point de faire respecter les droits fondamentaux par le seul moyen
des principes généraux du droit ? On peut légitimement en douter, car il a
fallu attendre les arrêts de condamnation de la France, parfois la répétition
des condamnations, pour voir les choses évoluer en droit du procès. L’exigence
de la mise en état de l’accusé en matière pénale ne perdurerait-il pas sans les
affaires qui ont marqué la France du sceau de la condamnation sans appel ?
En outre, le regard porté par l’organe de Strasbourg a le mérite de ne pas être
exclusivement hexagonal, de nous sortir de nos débats d’idées
franco-françaises, bref d’aérer notre vieux pays d’une comparaison avec ce qui
fait ailleurs, à tort ou à raison. La construction d’un droit commun du procès
passe par l’Europe ; la démocratie ne se construit pas seule ;
d’autres peuples ont aussi d’autres traditions et une culture du droit et de la
liberté auxquelles il est bon que la France soit confrontée. Pensons à nos amis
anglais et à leur tradition du due process of law, de l’habeas corpus,
institutions qui s’enracinent dans la Grande Charte de 1215. Oui, nous avons
besoin des autres États membres, y compris, n’en déplaise à Madame Joly, de la Bulgarie et de la
Roumanie ; ne méprisons pas les autres cultures, si nous ne voulons pas
que les autres États nous méprisent.
Bien sûr, il ne faut pas tout accepter au prétexte que la vision étrangère
serait nécessairement meilleure que la nôtre ; défendons nos conceptions
des droits de procédure, mais dans l’esprit de la Convention européenne, pour
faire régner la primauté du droit et la démocratie. C’est sur le terrain des
droits de procédure que la Cour européenne doit être insistante, doit exercer
un contrôle maximum des procès nationaux, donc des législations nationales,
davantage que sur celui des droits substantiels ; après tout, qu’importe que
les Pays-Bas, grande démocratie, acceptent le mariage des homosexuels et
l’adoption d’enfants par ces couples, si la Cour européenne n’entend pas
imposer ce modèle aux autres États membres ; la règle de la subsidiarité,
de la démocratie de proximité, doit être d’autant plus forte que l’on est dans
le domaine des droits substantiels de conscience en quelque sorte. En revanche,
dès que l’on touche aux droits de procédure et à la dignité de la personne
humaine, la réalité nationale doit s’estomper derrière les exigences fixées par
la Cour européenne des droits de l’homme, les premiers parce qu’ils participent
de l’effectivité de tous les autres droits, les seconds parce qu’ils sont de
l’essence d’une démocratie. C’est à ce prix, et sous cette distinction que
celle-ci pourra progresser et que l’on verra les nuages noirs du populisme et
de la démagogie les plus exécrables s’éloigner de notre Justice.
V – 1827 : LES PRÉMICES D’UNE
RESPONSABILITÉ PERSONNELLE DU JUGE
(article publié en 2014)
1827-2012
actualité et modernité des
arrêts marcadier
Tout au long de l’année 1827,
l’affaire Marcadier, du nom du président du tribunal de première instance de
Vervins dans l’Aisne (à l’est de Saint-Quentin), défraya la chronique
judiciaire par les attaques portées par ce magistrat contre un juge de paix et
un notaire de son ressort et contribua à la clarification de certains concepts
juridiques par la nature des questions de fond posées et les réponses qui leur
furent apportées par quatre décisions de justice : un arrêt de la cour
royale d’Amiens (nous sommes sous Charles X), du 26 février 1827[64] ; un premier arrêt de la chambre
criminelle de la Cour de cassation en date du 12 mai 1827[65] ; un arrêt, sur renvoi, de la cour
royale de Rouen, rendu le 31 juillet 1827[66] ; un second arrêt de la chambre
criminelle, daté du 22 décembre 1827[67]. On soulignera d’abord la rapidité
extrême des décisions qui se sont succédé au rythme de quatre en 10 mois, la
Cour de cassation rendant deux arrêts à 7 mois d’intervalle, la cour de renvoi
statuant 10 semaines après la première décision de la Cour de cassation.
L’époque ne connaissait pas le délai non raisonnable et les objectifs
d’aujourd’hui contenus dans la LOLF (loi organique sur les lois de finances n°
2001-692 du 1er août 2001, entrée en vigueur le 1er
janvier 2006) sont largement dépassés[68].
Les faits sont relativement
simples : dans une note baptisée Rapport officiel[69], adressée
au garde des sceaux en 1819, M. Marcadier, président de tribunal, imputait des
faits « d’abus graves » à un juge de paix d’Hirson et à un notaire de
Vervins. Saisi par ce rapport transmis par la voie hiérarchique, le ministre
ouvrit une instruction qu’il confia au conseil d’administration du ministère de
la Justice, laquelle révéla, « après avoir pris de nombreux
renseignements et avoir même fait faire une enquête sur les lieux par un
magistrat de la cour royale d’Amiens », que tous les faits imputés
étaient faux. Cette conclusion incita le ministre, sur délibération du conseil
d’administration (le 16 août 1826), à enclencher, le 19 août 1826, des
poursuites disciplinaires contre le magistrat auteur du rapport en le renvoyant
devant la cour d’Amiens siégeant « toutes chambres assemblées »;
cette cour le condamna le 26 novembre 1826[70] à « la peine de la censure avec
réprimande ». Ensuite de quoi, le procureur général d’Amiens, estimant
sans doute que la poursuite disciplinaire et la modération de la peine
prononcée étaient insuffisantes à sanctionner la calomnie[71], prit l’initiative de traduire M.
Marcadier devant la même cour d’Amiens, jugeant cette fois correctionnellement,
pour y être reconnu coupable de dénonciation calomnieuse ; les deux
personnes faussement accusées se portèrent parties civiles et demandèrent des
dommages-intérêts. La cour d’Amiens, le 26 février 1827, déclara irrecevable
l’action du ministère public en se référant à la maxime non bis in
idem : le parquet ne pouvait pas « requérir l’application d’une
seconde et nouvelle peine contre un délit déjà puni conformément aux lois, sur
son réquisitoire » ; en revanche, elle accorda des dommages-intérêts
aux deux parties civiles. Sur double pourvoi de M. Marcadier et du procureur
général, la chambre criminelle de la Cour de cassation casse l’arrêt attaqué,
le 12 mai 1827, au double motif que la cour d’Amiens ne pouvait pas
accorder des dommages-intérêts alors qu’elle avait estimé que l’action publique
était irrecevable et que, sur le fond de cette action publique, celle-ci était
recevable parce qu’indépendante, par sa nature, de l’action disciplinaire. La
cour royale de Rouen, dont la lecture de l’arrêt révèle son agacement à voir
mettre pénalement en cause un magistrat (v. ce qui sera dit infra en
seconde partie, A, a), rejette le cumul de l’action publique et de l’action
disciplinaire et déclare irrecevable l’action du procureur général d’Amiens.
Sur nouveau pourvoi, la chambre criminelle, dans son arrêt du 22 décembre 1827,
confirme sa solution du 12 mai 1827 quant au cumul de l’action publique et de
l’action disciplinaire et déclare donc recevable l’action du procureur général,
mais, constatant que la cour de Rouen a statué au fond sur la bonne foi du
président Marcadier, elle estime « que son arrêt peut subsister et se
justifier par les déclarations et appréciations de fait qui forment sa seconde base ».
Le pourvoi est donc rejeté : les principes sont posés et l’honneur, au
pénal, du magistrat poursuivi, est préservé.
Les décisions sont, pour la plupart,
remarquablement motivées et claires pour le lecteur, même non juriste,
spécialement celle de la cour de Rouen, dont les juges s’expriment souvent dans
la langue de tous les jours, voire populaire, n’hésitant pas à faire ressortir
leur ressentiment contre les tourments imposés à leur collègue. A certains
égards et à 185 ans d’écart, on croirait lire des arrêts de la Cour européenne
des droits de l’homme par l’argumentaire développé (notamment celui de la cour
de Rouen), mais, pour les deux arrêts de la Cour de cassation, coulé dans le
moule de la concision des arrêts traditionnellement rendus par les juridictions
françaises et la densité de la pensée qu’elles expriment. C’est pourquoi, il
nous a paru intéressant de reprendre les questions soulevées dans cette affaire
et de relire les réponses qui leur furent apportées, les arguments débattus à
l’époque, en contemplation du droit positif actuel. On relève deux grands
thèmes toujours d’actualité :
- d’une part, l’émergence de la
distinction de la matière pénale et de la matière disciplinaire, avec, en toile
de fond, la question de la direction de l’action publique (I) ;
- d’autre part, l’articulation des
responsabilités encourues par les magistrats, au plan civil, disciplinaire et
pénal, dans l’exercice de leur activité non juridictionnelle (II).
i – matière pénale et matière disciplinaire
Les arrêts Marcadier sont connus
essentiellement pour l’émergence de la distinction de la matière pénale de la
matière disciplinaire, question qui reste d’actualité, à la lumière de la
jurisprudence européenne, notamment à propos de l’action des autorités administratives
indépendantes (B). Mais, à l’occasion de l’examen de cette question et des
débats qui ont agité les juridictions qui ont eu à connaître de cette affaire,
on relève, en arrière-plan, la question aujourd’hui cruciale de l’autorité
qualifiée pour diriger l’action publique (A).
A)
qui fait quoi ? La direction de l’action publique
a) En 1827 : l’exclusion du
garde des Sceaux de la direction de l’action publique
C’est à propos de l’articulation de
l’action publique avec l’action disciplinaire que la Cour de cassation précise,
dans l’arrêt du 22 décembre 1827, que la direction de la première de ces deux
actions n’appartient pas au garde des Sceaux mais aux procureurs généraux, en
des termes qui méritent d’être rapportés. Ce point n’avait pas été spécialement
abordé par la cour d’Amiens et, par suite, par la chambre criminelle dans son
premier arrêt, ces deux juridictions énonçant simplement que le garde des
Sceaux avait ordonné au procureur général de poursuivre pénalement M. Marcadier
et débattant ensuite de l’application ou non de la règle non bis in idem.
En revanche, la cour de Rouen avait expressément fondé l’irrecevabilité de
l’action publique du procureur général sur le fait que le ministre de la
Justice ne l’aurait autorisé qu’à exercer l’action disciplinaire, bien qu’il
ait « la suprême direction de toutes les actions publiques ».
Dans son second arrêt, la Cour de cassation va déclarer l’action publique
recevable en utilisant des mots très forts pour dénier au ministre de la
Justice le pouvoir d’interférer dans la direction de l’action publique et
marquer l’indépendance de la magistrature par rapport à ce ministre.
Elle va d’abord énoncer la règle de
droit alors en vigueur : « c’est une erreur manifeste de prétendre
que le ministre de la Justice a la suprême direction de l’action publique pour
la punition des crimes et délits ; cette direction est expressément
confiée aux cours royales par l’article 9 du code d’instruction
criminelle ; l’article 14 de la loi du 20 avril 1810 donne à ces cours le
droit de mander les procureurs généraux du roi et de leur enjoindre de
poursuivre les crimes et les délits ». En d’autres termes, en 1827, le
pouvoir appartient aux magistrats du siège qui donnent des ordres aux
procureurs généraux : il est à la fois décentralisé et délocalisé. La Cour
de cassation va donc plus loin que son rapporteur, le conseiller Mangin, qui,
dans son Traité de l’action publique, écrivait que si « l’action
publique n’appartient point au ministre de la Justice, il peut bien prescrire
de l’intenter, mais la loi ne l’autorise pas à en interdire l’exercice, car
l’action publique appartient aux procureurs généraux et aux procureurs du
roi »[72]. A lire l’arrêt, la direction de
l’action publique appartient aux cours royales, pas au ministre, ce qui
explique la censure de l’arrêt de la cour de Rouen : on ne pouvait
reprocher au procureur général d’avoir exercé l’action publique sans ordre du
ministre, puisqu’il lui revenait de l’exercer en vertu d’un pouvoir propre.
Elle va ensuite fonder cette
règlementation sur des motifs que l’on qualifierait aujourd’hui de garanties
des libertés fondamentales : « en confiant ainsi à des corps
indépendants la surveillance de l’action publique, en les autorisant à la
mettre en mouvement, ces lois ont créé en faveur de la liberté civile une de
ces plus fortes garanties ; l’arrêt attaqué a fortement violé ces lois en
décidant que l’action du ministère public était non-recevable, parce que le
ministre de la Justice ne l’avait autorisé qu’à exercer l’action disciplinaire
et non l’action publique ».
Ces mots résonnent fortement d’une connotation de protection des droits et
libertés fondamentaux : non seulement le ministre n’aurait pas « la
suprême direction de l’action publique », mais il ne saurait empêcher
un procureur général de l’exercer par son choix d’une autre voie. Pour autant,
près de 200 ans après, le droit positif est tout autre.
b) En
2012 : la prééminence du garde des Sceaux
La loi du 9 mars 2004 a consacré
cette prééminence dans le chapitre 1er bis du code de procédure
pénale.
Selon l’article 30, al. 1er,
CPP, « le ministre de la Justice conduit la politique d’action publique
déterminée par le gouvernement et veille à la cohérence de son application sur
le territoire de la République ». Ce texte est le corollaire de
l’article 20 de la Constitution selon lequel « le gouvernement
détermine et conduit la politique de la Nation ». Dans ce cadre, il
est logique que le ministre puisse adresser aux procureurs des instructions
générales (al. 2), par voie de circulaires, afin d’harmoniser la politique
pénale sur l’ensemble du territoire. En revanche, le troisième alinéa de
l’article 30, qui reprend l’ancien article 36, fait l’objet de controverses qui
rejoignent les discussions de l’affaire Marcadier. Selon ce texte, le ministre
peut dénoncer au procureur général les infractions dont il a connaissance et
lui enjoindre par instructions écrites, versées au dossier de la procédure,
d’engager des poursuites individuelles ; mais il ne peut pas émettre des
ordres de ne pas poursuivre, bloquer une poursuite. Quant aux procureurs
généraux, la loi du 9 mars 2004 a remodelé les articles 35 et 36, CPP, pour affirmer
leur mission de veiller à l’application de la loi pénale dans leur ressort,
d’animer et de coordonner l’action des procureurs et la conduite de la
politique d’action publique (art. 35), y compris en enjoignant à un procureur,
par instructions écrites versées au dossier, d’engager ou de faire engager des
poursuites (art. 36).
On soulignera que le Conseil
constitutionnel a validé l’article 30 par référence à l’article 20[73], alors que la Cour européenne des droits
de l’homme considère au regard de l’article 5, § 3 de la Convention (qualités
exigées du magistrat chargé du contrôle des arrestations et détentions) que les
membres du Parquet n’ont pas la qualité de membre de l’autorité judiciaire, en
raison de leur manque d’indépendance à l’égard de l’exécutif[74].
B)
le critère de distinction de la matière pénale et de la matière
disciplinaire et la question du cumul d’actions
Les arrêts Marcadier, notamment
celui de la cour de Rouen et le second de la Cour de cassation, ont l’immense
mérite de faire apparaître clairement deux matières sensiblement différentes,
donc cumulables au niveau des poursuites, de sortir de la gangue pénale la
matière disciplinaire ; mais cette émergence (a) est encore aujourd’hui
largement obscurcie par l’extension de la matière pénale qui ne se ramène pas à
un critère purement formel (b)[75].
a) En 1827 : l’émergence de la distinction
La discussion ira crescendo,
les concepts s’affinant au fur et à mesure que le dialogue s’engage entre les
juridictions par le jeu de la cassation avec renvoi puis de l’exercice d’un
nouveau pourvoi.
1) Pour la cour d’Amiens, la
discussion se réduit au point de savoir si l’action publique peut se cumuler
avec une action disciplinaire ; et la réponse est tout entière contenue
dans l’affirmation, non argumentée, car le problème n’est pas vu, que « d’après
la maxime non bis in idem, le ministère public est aujourd’hui non recevable à
requérir l’application d’une seconde et nouvelle peine contre un délit
conformément aux lois, sur son réquisitoire ». La confusion est
totale : matière pénale et matière disciplinaire sont ici réunies en une
seule et même matière, puisqu’il n’y a qu’un « délit » et qu’il ne
peut y avoir, pour son auteur, « une seconde et nouvelle peine ».
2) Dans son premier arrêt, la Cour
de cassation va écarter l’application de la maxime, mais en argumentant sur la
distinction des deux matières, en trois phrases dont les mots seront de mieux
en mieux choisis pour faire éclore la distinction du pénal et du disciplinaire :
« la loi, en soumettant les magistrats de l’ordre judiciaire à une
discipline spéciale, a eu pour objet, non de les soustraire à l’empire du droit
commun à raison des délits dont ils se rendraient coupables, mais de réprimer
les infractions [terme inapproprié puisqu’il désigne ici une faute
disciplinaire] qu’ils pourraient se permettre aux devoirs de leur état, et
certaines fautes dont elle ne demande pas compte aux autres citoyens. L’action
en discipline peut s’exercer pour des faits qui ne sont pas qualifiés par le
code pénal, et étant d’ailleurs assujettie à des formes spéciales, les
punitions qui en sont la suite ne sont point de véritables peines [on
notera que le vocabulaire s’affine], et les décisions qui les prononcent ne
sont pas de véritables jugements. L’action en discipline, instituée pour
maintenir dans l’intérêt public cette sévérité de délicatesse, cette dignité de
caractère, cette intégrité de mœurs, qui doivent toujours distinguer la
magistrature, est indépendante de la vindicte publique en matière criminelle,
correctionnelle et de simple police, comme celle-ci est indépendante de
l’action en discipline ». D’un côté, la moralisation des comportements
professionnelles par la matière disciplinaire (d’où les expressions,
« sévérité de délicatesse », « dignité de caractère »,
« intégrité de mœurs »), de l’autre la satisfaction de la vindicte
publique par la matière pénale ; le cercle des personnes protégées est
différent : celui des professionnels concernés d’un côté, celui des
citoyens de l’autre. Et la Cour de conclure « qu’en jugeant que l’une
éteignait l’autre, l’arrêt attaqué a méconnu leur nature réciproque ».
3) La cour de Rouen, dont la lecture de l’arrêt montre qu’elle est en partie
inspirée par la colère de voir un magistrat mis en cause au pénal (v. infra,
introduction au A de la seconde partie), va s’étendre longuement sur la
règle non bis in idem, sans discerner la différence de nature entre les
deux actions. Après avoir rappelé le contexte de l’affaire (la désunion entre
les membres du tribunal : au-delà des accusations portées contre le juge
de paix et le notaire, le président Marcadier imputait des abus et
prévarications au procureur du roi et à d’autres juges de paix, v. supra, l’exposé
des faits dans l’introduction générale), la cour de Rouen considère qu’il
revenait au ministre, après avoir été éclairé par l’instruction qu’il avait
confiée à son conseil d’administration, de choisir entre deux procédures et
qu’en choisissant la procédure disciplinaire il avait exclu toute qualification
pénale : « il appartenait à S.G. de déterminer l’action que le
délit devait provoquer ; il pouvait y avoir du doute entre l’action
correctionnelle et l’action disciplinaire ; le ministre veut être éclairé
avant de donner à la poursuite sa direction légale ; il s’entoure des
lumières de son conseil d’administration ; il prend une connaissance
approfondie de l’affaire ; elle ne lui présente pas le caractère d’un
délit qualifié, mais d’un délit simple, par lequel le président Marcadier, dans
l’exercice d’une fonction attribuée à sa qualité de chef de corps, a compromis
la dignité de son caractère ; il adopte l’action disciplinaire ;
ainsi il préjuge que cette action suffit dans l’espèce pour satisfaire à
l’ordre et à la vindicte publique ; cette mesure a produit tout son
effet ». Confusion totale entre les deux actions, leur nature et leur
finalité : la cour ne voit qu’un seul manquement dont la sanction n’est
pas duale, mais une branche unique à deux rameaux entre lesquels le ministre
choisira celui qui lui semble le plus approprié, alors que la vindicte qui
sanctionne une atteinte à l’intérêt général ne se confond pas avec le
disciplinaire qui protège les membres d’une même profession contre les
manquements de quelques-uns. Confusion aggravée dans l’attendu qui suit : « en
général on n’admet pas en France la cumulation [sic] des actions
répressives sur un seul et même fait ; chez aucun peuple civilisé, la
législation ne permet d’accabler un homme sous le poids des condamnations et
des peines : le coupable ne peut être puni qu’une fois. Si un délit, par
la complication du fait et de la qualité de la personne qui l’a commis, donne
ouverture à plusieurs actions, le ministère public peut opter et prendre
l’action prédominante ; mais quand celle qu’il a prise lui a été tracée
par le chef de la magistrature, qui a la suprême direction de toutes les
actions publiques, quand elle a été suivie d’une condamnation approuvée par son
autorité et exécutée, il est indispensable de reconnaître qu’il a été complètement
satisfait à l’ordre public et que le magistrat du parquet ne peut pas se rendre
ultérieurement l’instrument des poursuites de l’intérêt privé ». Plus
loin, dans une sorte de résumé des causes d’irrecevabilité de l’action du
parquet, on lit ceci : « la conclusion à tirer de tout ce que
dessus est que l’action du procureur général est sous tous les points non
recevable […] parce que le président Marcadier a été puni de la faute
qu’il a commise, dans les formes voulues par la loi et par l’application d’une
peine appropriée à la nature du délit ». Autrement dit, la peine
disciplinaire prononcée vaut peine pénale et la réprimande vaut sanction d’un
éventuel délit pénal ! La Cour de cassation va réduire à néant ce
curieux amalgame.
4) Dans son second arrêt du 22
décembre, la chambre criminelle reprend le problème de manière plus concise,
sans passion, par des attendus remarquables de justesse de ton et de fondement
juridique : « l’action disciplinaire diffère essentiellement de
l’action publique pour la répression des crimes, des délits et des
contraventions ; elle n’a point pour objet de venger l’infraction commise
par le magistrat aux lois qui l’obligent comme citoyen, mais de punir les
infractions [on verra dans ce mot une scorie de l’amalgame entre le
disciplinaire et le pénal] aux devoirs particuliers qui lui sont imposés
comme magistrat. Le juge qui commet un délit doit non seulement en répondre
devant les tribunaux, mais de plus il devient comptable envers toute la
magistrature de la tache qu’il a imprimée à son caractère. Si l’action
disciplinaire n’est pas éteinte par l’exercice de l’action publique en
répression des délits [on notera le doublon, sans doute pour mieux
souligner le caractère pénal de l’action publique], si elle peut lui
succéder, elle peut la précéder aussi, sans que l’action publique soit
entravée ; même il peut être utile qu’elle la précède en effet parce qu’un
magistrat s’est compromis assez gravement pour devenir l’objet d’une poursuite
extraordinaire, il serait peu convenable de lui laisser, tant que dure la
poursuite, l’exercice de ses fonctions. Décider que l’action publique est
éteinte par l’exercice de l’action disciplinaire, c’est poser en principe que,
quel que soit le crime ou le délit dont un magistrat se rende coupable, il
suffit, pour le soustraire au châtiment, de lui infliger une peine de
discipline quelconque, principe tout à fait inadmissible ». En
quelques mots tout est dit de la distinction de la matière disciplinaire et de
la matière pénale, même si le critère n’est pas encore clairement dégagé. C’est
ce critère, matériel en l’occurrence, qui retiendra l’attention de la
jurisprudence et de la doctrine contemporaines.
b) En 2012 : l’affirmation d’un
critère matériel de distinction
1) La Cour européenne des droits de
l’homme définit la matière pénale par rapport à la notion « d’accusation
en matière pénale », ce qui est beaucoup plus large que la définition
nationale et formelle du droit pénal et de la procédure pénale. Afin d’éviter
une « babélisation » de la notion de matière pénale, variable selon
les États membres, la Cour EDH a autonomisé cette notion en droit européen[76].
Elle l’a fait à partir de trois arrêts de principe (d’autres ont suivi) : Engel
c/ Pays-Bas (8 juillet 1976, punitions disciplinaires infligées à des
militaires), Öztürck c/ Allemagne (21 févr. 1984, sanctions
administratives répressives en matière routière) et Campbell et Fell c/
Royaume Uni (28 juin 1984, punitions disciplinaires infligées à des
détenus). Dans ces trois arrêts, la Cour admet qu’une autorité administrative
(et non pas un tribunal) juge en première instance, bien que la matière soit
pénale au sens de sa jurisprudence, pourvu que cette autorité administrative
respecte les principes du droit pénal (légalité des incriminations et des
sanctions notamment) et de la procédure pénale (droits de la défense, etc.) et
qu’un recours devant un juge de pleine juridiction soit prévu. Le pouvoir de
répression peut donc être exercé par d’autres que par le juge judiciaire
pénal ; le droit français a toujours reconnu (y compris et surtout en
droit révolutionnaire) que les attributaires du pouvoir de répression étaient
multiples, bien au-delà du juge judiciaire pénal, juge naturel de la matière,
mais juge non exclusif : le juge administratif lui-même, par exemple pour
les contraventions de grande voirie , mais aussi l’Administration
elle-même dans le système dit de l’administration directe, notamment pour les
matières fiscale, douanière et routière, avec, dans ce cas, un contrôle exercé
par le juge administratif ; ou encore, des autorités administratives dites
indépendantes dans le contentieux de la régulation (avec, en appel et en
cassation, le juge judiciaire civil, Cour d’appel de Paris et Chambre
commerciale de la Cour de cassation ou le juge administratif, c’est-à-dire le
Conseil d’État, selon le cas) ; ou enfin, des autorités professionnelles
pour le contentieux disciplinaire répressif, tout au moins lorsque celui-ci
acquiert une coloration pénale. C’est un pouvoir éclaté selon un critère
matériel et non pas organique, comme cela a pu être démontré [77]
et un pouvoir qui se développe dans tous les États membres de l’Union
européenne avec la caution de la Cour EDH et de l’ex-Cour de justice des
communautés européennes et, pour la France, du Conseil constitutionnel, du
Conseil d’État et de la Cour de cassation.
2) Précisément, cette extension de
la matière pénale, d’un critère formel à un critère purement matériel, rend
plus difficile la distinction avec la matière disciplinaire. En effet, si la
Cour EDH a dégagé trois réactifs pour identifier la matière pénale, à savoir
les indications du droit national, la nature du fait ou du comportement
transgresseur et le but et la sévérité de la sanction, les deux derniers cités
peuvent, dans certaines hypothèses, faire basculer un comportement du pénal au
disciplinaire et inversement. Ainsi, le deuxième réactif n’a qu’une autorité
relative. La nature du fait ou du comportement prohibé sera appréciée par
rapport à l’activité professionnelle de l’intéressé : si ce fait ou ce
comportement se rattache spécifiquement à la profession de l’intéressé, il y a
beaucoup de chances pour qu’il soit intégré dans la matière disciplinaire non
pénale, pour qu’il ne relève pas de la matière pénale ; on doit toujours
rechercher si la norme incriminatrice a un caractère général ou ne concerne qu’un
groupe particulier de professionnels à raison de leur activité : ainsi,
l’avertissement, le blâme, sont-ils des sanctions disciplinaires qui frapperont
ceux qui, au sein d’une profession, ne respectent pas les règles d’exercice de
cette profession (avocats, médecins, etc..) et, à ce titre, ne participent pas,
en principe, du pouvoir de répression, ce qui ne signifie nullement que les
garanties essentielles du procès équitable peuvent être éludées devant les
instances disciplinaires. Mais attention, si le troisième réactif joue (le but
et la sévérité de la sanction), il y aura requalification dans la matière
pénale, nonobstant le rattachement du fait ou du comportement à l’activité
professionnelle de l’intéressé ; ainsi des actes d’indiscipline d’un militaire :
en principe, ils constituent une infraction disciplinaire (non pénale), sauf si
la peine est une longue peine privative de liberté (troisième réactif), auquel
cas il y aura matière pénale (arrêt Engel c/ Pays-Bas du 8 juin 1876).
On trouve un prolongement de cette jurisprudence Engel dans les arrêts Campbell
et Fell c/Royaume Uni, du 28 juin 1984 (à propos des Comités de
visiteurs) [78]
qui insistent sur « les lourdes conséquences » des sanctions
infligées à des détenus pour retenir la qualification pénale des agissements
ayant eu lieu en prison (de telle sorte qu’il y avait une infraction pénale par
nature, mais à usage disciplinaire). Ainsi, la perte importante d’une remise de
peine (en l’espèce 570 jours) est une sanction « apparentée à une
privation de liberté même si juridiquement elle n’en constituait pas une ;
l’objet et le but de la Convention exigent d’entourer des garanties de
l’article 6, le recours à une mesure aussi sévère » (arrêt Campbell
et Fell, § 69) ; c’est le critère de la gravité de la mesure. De
même, lorsqu’une autorité de régulation peut prononcer, outre l’avertissement
ou le blâme (sanctions disciplinaires par nature), des sanctions pécuniaires,
celles-ci peuvent participer du pouvoir de répression pénale, de la matière
pénale, dès lors que le montant des amendes est élevé, quand bien même
seraient-elles qualifiées de disciplinaires en droit national. On est loin de
la distinction tranchée de l’arrêt du 22 décembre 1827.
ii – l’articulation des responsabilités encourues par les magistrats dans
leur activité non juridictionnelle
Au départ de l’affaire Marcadier, il y a une dénonciation jugée calomnieuse par
le ministre suite à l’instruction qu’il a confiée à son conseil
d’administration. Les trois types traditionnels de responsabilité sont
concernés, mais, au final, seule la responsabilité disciplinaire sera retenue
contre M. Marcadier (A). De telles affaires sont, fort heureusement, rarissimes
mais on doit s’interroger aujourd’hui sur les moyens de parvenir à une
meilleure articulation des régimes de responsabilité (B).
A)
1827 : une triple mise en cause, une seule responsabilité retenue
Au niveau des principes, il résulte
essentiellement des deux arrêts Marcadier rendus par la chambre criminelle que
la responsabilité des juges peut être mise en jeu au triple plan disciplinaire,
civil et pénal, sauf à respecter les procédures spécifiques. Mais
sociologiquement, toute la hiérarchie judiciaire, à l’exclusion notable du
procureur général d’Amiens, dont a déjà dit qu’il était peut-être inspiré par
l’idée de protéger le procureur du tribunal (voir la note en introduction sur
l’exposé des faits), va tout faire pour cantonner au disciplinaire les
poursuites engagées contre le président Marcadier et exclure toute
responsabilité pénale ou civile : la cour d’Amiens le fait maladroitement
en unissant dans une seule matière le pénal et le disciplinaire ; la cour
de Rouen va valoriser, par de longs attendus, la portée des sanctions
disciplinaires (v. infra, a) pour mieux déconsidérer les poursuites
pénales qu’elle n’accepte qu’à contrecœur et finalement estimer que la mauvaise
foi du président Marcadier n’était pas établie (v. infra, b). La Cour de
cassation elle-même, sans entrer dans de telles considérations, s’en remettra,
par une pirouette, à l’appréciation souveraine portée par les juges de Rouen
sur la mauvaise foi de M. Marcadier, ce qui revient à confirmer sa relaxe, tout
en jugeant recevable l’action publique. Bref, on a le sentiment que la
magistrature de l’époque, tout au moins celle qui a eu connaissance de
l’affaire, exprime un sentiment de « ras-le-bol », que l’on peut
résumer ainsi : l’un des siens a agi dans le cadre de son office
disciplinaire en dénonçant à sa hiérarchie des faits qu’il estimait être
constitutifs d’infractions pénales ; certes, il s’est trompé et sa faute a
été sanctionnée disciplinairement, mais restons-en là, car il a été assez puni
et ne mérite pas ce qu’on appellerait aujourd’hui « une double
peine » ! De fait, en pratique et au final, M. Marcadier échappera à
toute condamnation civile et pénale : pénale pour preuve non rapportée de
sa mauvaise foi, civile comme conséquence de sa relaxe au pénal.
Pour chacune de ces responsabilités,
les juridictions saisies de l’affaire vont apporter des précisions, poser des
exigences : au plan disciplinaire que le juge ait agi dans le cadre de son
office et respecter le principe hiérarchique (a) ; au plan pénal, la preuve
de la mauvaise foi pour caractériser la dénonciation calomnieuse et le respect
de certaines garanties au bénéfice du prévenu, ancêtres des composantes
modernes du procès équitable (b) ; au plan civil, le principe qu’ne cas de
relaxe il ne saurait y avoir de condamnation à des dommages-intérêts (c).
a) Sur le plan disciplinaire : le
respect des devoirs de sa charge et du principe hiérarchique
On ne dispose pas de l’arrêt de
condamnation à la peine de la réprimande, dont la date même varie, on l’a déjà
indiqué[79], selon la source qui le cite, en tout
cas en novembre 1826, entre le 15 et le 26 de ce mois. A l’époque, l’affaire
était jugée par la cour d’appel, toutes chambres assemblées, mais instruite à
la chancellerie, par son conseil d’administration et renvoyée aux juges du fond
par le ministre de la Justice, renvoi qui donnera lieu à la discussion évoquée
plus haut sur le pouvoir du ministre de renvoyer aussi l’intéressé au pénal.
C’est la cour de Rouen qui s’attarde le plus sur la question disciplinaire,
sans doute parce qu’elle souhaite ne retenir que ce type de responsabilité (v.
déjà ce qui vient dit d’être dit sur cette volonté de la magistrature de tout
ramener au disciplinaire).
- D’abord pour bien marquer que le
président Marcadier a agi dans le champ de son office : « il est
essentiel de reconnaître que, dans un Etat bien organisé, il n’existe point de
corps sans discipline ; que pour la maintenir, il faut admettre un pouvoir
disciplinaire ; dans l’ordre judiciaire, les Cours, les tribunaux, les
officiers particuliers de justice et de police y sont soumis ; ce pouvoir
passe des degrés inférieurs aux degrés supérieurs, dans l’ordre hiérarchique établi
par la loi et vient aboutir au garde des Sceaux de France, qui, en sa qualité
de ministre de la Justice, en a la suprême administration ; ce ministre
est investi de la surveillance et de la discipline de tous les fonctionnaires
de l’ordre judiciaire ; les présidents des Cours et tribunaux participent
à ce pouvoir, conformément au degré d’autorité qui leur est attribué pas ces
lois ; le moyen qu’elles indiquent pour l’exercice de l’autorité du chef
de la magistrature en cette matière est la correspondance avec les chefs de
siège et de parquet [rappelons que c’est par un rapport écrit adressé à sa
hiérarchie que le président Marcadier a dénoncé des faits qui se sont révélés
faux) ; d’où il suit incontestablement que, quand le président d’un
tribunal de première instance dénonce au ministre de la Justice les abus,
délits ou prévarications des offices de son ressort, il est dans l’exercice
d’une des principales fonctions attachées à son caractère : il remplit un
devoir de son office ». Et la cour de marteler que le président
Marcadier a eu raison d’agir comme il l’a fait, qu’il avait l’obligation
d’informer l’autorité de ce qui se passait (« il remplissait en cela un
devoir de sa charge »), car « qui ne voit que, dans cet état
de choses, tout était réglementaire ? » ; et si ce président
« dans son mémoire, s’est exprimé avec passion, s’il a agi dans le
dessein de nuire, s’il a calomnié, il a failli dans l’exercice de ses fonctions
disciplinaires et dans l’accomplissement d’un devoir : le délit dont il
est prévenu est donc un fait d’office, qui de sa nature n’était susceptible de
répression que par la voie disciplinaire ».
- Ensuite, pour valider
l’instruction menée par la chancellerie : « tout, jusqu’ici, est
parfaitement régulier sous le rapport de l’exercice du pouvoir
disciplinaire ; il appartenait au garde des Sceaux de France, chef de la
magistrature, investi de la surveillance sur tous les membres de l’autorité
judiciaire, premier moteur des actions répressives des crimes et délits tendant
à la troubler, de faire vérifier les faits de la dénonciation dont il était
saisi ».
- Enfin, pour conclure que « la
loi s’accorde avec la raison pour repousser l’action correctionnelle en
pareille circonstance ». Il est intéressant de noter que la cour de
Rouen estime que la « censure de la réprimande » est déjà en soi une
peine importante, sans doute pour mieux justifier la relaxe au pénal : « on
prétend que l’action disciplinaire ne suffit pas. N’est-ce dont rien que la
censure avec réprimande ? On a dit qu’elle n’était qu’une punition ;
mais une punition qui imprime une sorte de flétrissure n’est-elle pas, pour le
magistrat qui le subit, une peine moralement plus grave que l’amende ou la
prison, qui sont l’apanage des délits correctionnels ? ». Et de
poursuivre : « par l’exécution de l’arrêté disciplinaire, tout
devait également être terminé dans l’intérêt des fonctionnaires inculpés ;
la sanction que le ministre avait donné à l’avis de son conseil et l’arrêté du
16 novembre n’avaient-ils pas déclaré les faits de la dénonciation faux et
calomnieux ? N’est-ce pas sur ce fondement que l’arrêté avait prononcé la
censure ? Il contenait donc à leur égard une véritable réparation de
l’injure ». On comprend mieux, à la lecture de ces attendus, que la
cour de Rouen ait ensuite argumenté pour écarter toute responsabilité pénale.
b) Sur le plan pénal : la garantie
d’un procès équitable et l’exigence de la mauvaise foi
Des arrêts Marcadier il résulte
clairement que si un juge peut être attaqué en dénonciation calomnieuse pour des
écrits liés à sa fonction, encore faut-il d’une part qu’il bénéficie de
certaines garanties de procédure et, d’autre part, que les éléments du délit
soient constitués. Cette double exigence est l’objet du débat devant la cour de
Rouen et, sur nouveau pourvoi, devant la chambre criminelle[80]. Elle demeure d’actualité.
1) La garantie d’un procès équitable
Sur renvoi, la cour de
Rouen commence par affirmer « qu’en matière correctionnelle, les
magistrats sont soumis aux mêmes épreuves que les autres citoyens, même si la
loi a voulu que leurs délits fussent jugés par une autorité supérieure, pour
rendre leur justification plus éclatante ou leur punition plus exemplaire.
Qu’on ne parle plus dans ce procès de l’impunité des magistrats ! ».
Mais elle pose immédiatement une exigence : « la magistrature a
accepté toutes les conditions que la loi lui impose, elle n’en récuse
aucune ; plusieurs des actions ouvertes contre elle sont sujettes à des
règles spéciales ; mais quand un juge, un administrateur est poursuivi par
voie criminelle ou correctionnelle, pour un fait de sa charge, il a
incontestablement le droit de jouir, dans l’instruction et le jugement de son
procès de toutes les garanties du droit commun ». Et si la cour de
Rouen ne remet pas explicitement en cause la manière dont l’instruction
a été conduite, en amont, au niveau du conseil d’administration du ministère de
la Justice, on sent percer une certaine amertume dans la réitération, quelques
attendus plus loin, de l’exigence du respect des garanties de droit
commun : « en tout cas, si la partie publique et les parties
civiles étaient fondées à déserter le terrain de l’action disciplinaire pour se
reporter sur celui de l’action correctionnelle, le prévenu, de son chef, aurait
droit de réclamer, pour le jugement de son procès, toutes les garanties qui
appartiennent aux autres citoyens. En conséquence, et dès ce moment, toute
l’instruction doit être publique ; les témoins doivent être entendus
oralement à l’audience ; dans la contrariété existant sur les faits, les
preuves doivent essentiellement ressortir du débat contradictoire de leurs
dépositions ». Voilà deux exigences du procès équitable : le
respect du contradictoire et la garantie d’un procès public, y compris au stade
de l’instruction. En creux, on a nettement l’impression que, du fait que
l’instruction a été menée depuis Paris pour éclairer le ministre de la Justice
sur la décision à prendre quant aux poursuites à engager, ces garanties n’ont
pas ensuite été respectées au niveau de l’instance de jugement. Cette
impression est confortée par l’attendu qui suit : « ainsi,
l’enquête ministérielle, l’avis du conseil d’administration, son adoption par
le ministre, l’autorité même de l’arrêté disciplinaire qui a reçu son
approbation, tous ces actes, bons sous le rapport de l’action disciplinaire,
n’ont plus de valeur dans l’exercice de l’action correctionnelle ; ils
sont de simples renseignements et ne peuvent être admis comme éléments de
preuve judiciaire ; le ministre a tous les attributs qui appartiennent au
droit de maintenir la discipline ; mais, hors le cas spécial de la
présidence des chambres de la Cour de cassation, il n’a pas le pouvoir de juger.
Tel est l’ordre prescrit pour l’indépendance de la magistrature dans le
jugement des procès, indépendance établie elle-même pour la garantie de la
liberté et de la sûreté des citoyens. On ne peut qu’approuver une telle
exigence et la dissociation du rôle disciplinaire du ministre et du pouvoir de
juger, sauf à faire remarquer que la cour de Rouen est en pleine
contradiction : elle écarte le champ pénal parce que le champ
disciplinaire a été investi, mais ce faisant elle nie une distinction que tous
ses arguments exacerbent !
Poursuivant son raisonnement sur les droits de la défense, la cour de Rouen va
essayer de démontrer qu’en l’espèce ils n’ont pas été respectés, pas plus que
la présomption d’innocence : « alors, dans ce procès tout est
remis en question. Où sont les preuves ? Le rôle de l’accusé est de se
défendre [on parlerait aujourd’hui de son droit..] ; c’est à
l’accusateur à établir contre lui la conviction du délit dont il a la charge.
Cependant, par un renversement d’idées et de principes, c’est le prévenu qui
offre des preuves et les parties civiles se renferment dans des actes
extrajudiciaires pour s’opposer à leur admission. Le procureur général d’Amiens
ne fonde lui-même ne fonde son action que sur les mêmes actes. Un pareil
système s’il était admis, aurait des conséquences trop funestes : il
produirait la confusion du pouvoir d’administrer et du pouvoir de juger ;
il saperait dans sa base l’indépendance de l’autorité judiciaire ; il
l’asservirait complètement à la puissance ministérielle ; par son action
sur les juges il porterait indirectement atteinte à l’article 58 de la Charte,
sur leur inamovibilité ; il violerait, à leur égard, l’article 4 sur la
forme des poursuites criminelles et parviendrait bientôt au grand dommage de la
société entière, à rayer l’article 62 portant : nul ne pourra être
distrait de ses juges naturels ».
La charge est rude et vise, au-delà
du respect des droits de la défense, à porter le débat sur le terrain de
l’indépendance de la Justice, alors que nous sommes en 1827, sous le règne de
Charles X ; il faut la comprendre à l’aune de l’exaspération (la colère
même) des juges de la cour de Rouen de voir leur collègue poursuivi au pénal.
Cette colère, dont nous avons déjà relevé maints indices (v. supra, l’introduction
à ce A et, supra, b, le raisonnement de la cour de Rouen sur le plan
disciplinaire) s’exprime plus ouvertement dans la « chute » de ce
long argumentaire : « la conclusion à tirer de tout ce que dessus
est que l’action du procureur général d’Amiens est sous tous les points de vue
non recevable. Elle est non recevable parce que le président Marcadier agissant
dans l’ordre de ses fonctions, s’il a agi avec passion, il a failli dans
l’accomplissement d’un devoir ». Sur ce dernier point, la chambre
criminelle sera très nette : « la loi n’a point posé en principe
que les fonctionnaires publics pourraient avec impunité dénoncer faussement et
méchamment ; une telle règle aurait été immorale et dangereuse ; bien
loin de protéger la considération des fonctionnaires publics en comprimant les
plaintes, on les eût livrer à des soupçons dont ils n’auraient pu se
défendre ; en les obligeant au contraire à répondre de leurs dénonciations
comme les autres citoyens, le silence de toute réclamation apprend qu’ils sont
sans reproches ; l’arrêt attaqué, en décidant que le président
Marcadier ne pouvait être poursuivi à raison de la dénonciation dont il s’agit,
parce qu’il l’a faite dans l’exercice de ses fonctions, a donc faussement
appliqué l’article 358 du code d’instruction criminelle et violé l’article 373
du code pénal ». La cour de Rouen trouve d’autres motifs
d’irrecevabilité de l’action publique : « elle est non recevable,
parce qu’elle tend, sans fruit, à perpétuer le scandale de ce déplorable procès
[toujours ce souci d’éviter le scandale] ; elle n’est pas
recevable, parce que dans nos mœurs (et il faut bien les prendre telles
qu’elles sont), elle mène à déconsidérer la magistrature entière ; elle
n’est pas recevable, parce que, partant de deux fonctionnaires inférieurs (dès
l’origine désintéressés vis-à-vis de leur supérieur), elle tend aussi à
relâcher les liens de la discipline judiciaire ; elle n’est pas recevable,
parce qu’elle conduirait à éteindre toutes les lumières à l’aide desquelles le
chef de la magistrature peut exercer sa haute surveillance, et mettre à l’abri
sa propre responsabilité ; enfin, elle n’est pas recevable, parce que la
loi, les plus hautes considérations d’ordre public et l’intérêt général de la
société la repoussent ».
2) L’exigence de la mauvaise foi
Pour la cour de Rouen, « pour
qu’il y ait dans l’espèce dénonciation calomnieuse, il ne suffit pas que les
faits dénoncés par le président Marcadier soient faux ; il faut encore
qu’il les ait administrés comme vrais, sachant qu’ils étaient faux ».
Et d’ajouter « qu’il n’y a pas preuve judiciaire au procès, de cette
dernière circonstance, le prévenu ayant justifié, au cours des débats, qu’il
avait des raisons de croire à l’existence des faits imputés au juge de paix et
au notaire ». L’action du parquet n’est donc pas recevable, « et,
en tout cas, mal fondée ».
La Cour de cassation, sur ce terrain
de la dénonciation calomnieuse, va confirmer le caractère infondée de l’action
publique (tout en la déclarant recevable) mais après avoir énoncé une distinction
qui ne manque pas de surprendre. En effet, pour la chambre criminelle, « la
vérité ou la fausseté des faits ne peut être appréciée et déclarée que par
l’autorité dans les attributions de laquelle rentre la connaissance de ces
faits ; elle a seule à sa disposition les documents propres à en vérifier
l’existence ou l’exactitude ; dans bien des cas l’autorité judiciaire ne
pourrait se livrer à une semblable investigation sans sortir des limites de ses
attributions ». On reste confondu devant ce type de raisonnement qui,
aujourd’hui, serait sanctionné au titre d’une atteinte à l’indépendance des
juges et d’une violation du procès équitable (cf. la jurisprudence qui s’est
développée à propos des questions qui étaient posées au ministre des affaires
étrangères), même s’il est vrai qu’à l’époque le pouvoir du ministre
d’instruire ce genre d’affaires était de droit positif. En revanche, la Cour de
cassation considère que « la mauvaise foi ne peut être appréciée et
déclarée que par les tribunaux ; c’est sur ce point que doivent porter
l’instruction et les débats ; en confondant ces deux éléments qui
composent le délit imputé au président Marcadier, l’arrêt attaqué a jugé que
les décisions du ministre devaient rester comme non avenues et exprimé pour
l’indépendance de la magistrature, si on lui donnait autorité, des craintes mal
fondées ». L’intégrité du ministre est sauve et l’indépendance
des juges n’a subi aucun outrage !
Bien que la cour de Rouen se soit trompée sur la recevabilité de l’action publique
et sur la compétence exclusive du ministre pour apprécier la bonne foi, la Cour
de cassation après avoir énoncé que « si l’arrêt attaqué s’était borné
à écarter, par les fins de non-recevoir qu’il adopte, les actions du ministère
public et des parties civiles, il devrait être cassé », arrive
finalement au même résultat que cette cour quant à la non responsabilité pénale
du prévenu, par le raisonnement suivant : « l’arrêt s’est occupé
du fond de la plainte et a déclaré qu’il n’était pas prouvé que le président
Marcadier eût connu la fausseté des faits qu’il dénonçait ; il est même
résulté des débats qu’il avait eu raison de croire à l’existence de ces
faits ; en conséquence de quoi l’arrêt avait jugé que la plainte était mal
fondée ». Dès lors, l’arrêt ne peut être cassé et les pourvois du
procureur général et des personnes mises en cause par le président Marcadier
doivent être rejetés : « cette appréciation des faits de la cause
ne peut être soumise à l’examen de la Cour ». Tout est bien qui finit
bien : les principes sont saufs, mais le magistrat dénonciateur s’en sort
avec une réprimande ! On mesure la difficulté de faire condamner un
magistrat qui a menti (« de bonne foi ? »). On verra dans un
instant que les choses n’ont guère changé.
c) Sur le plan civil : le lien
avec l’action publique
Les deux victimes des dénonciations
calomnieuses de M. Marcadier vont se porter parties civiles et obtenir l’un (le
juge de paix) 2000 francs, l’autre (le notaire) 1000 francs, de la cour
d’Amiens qui, par ailleurs ordonne l’affichage de son arrêt en 100 exemplaires,
« partout où il plaira aux parties civiles ». Mais cet arrêt
avait par ailleurs déclaré irrecevable l’action publique du procureur général
pour cause d’application de la maxime non bis in idem ; tout en
écartant l’application de cette maxime en l’espèce, la Cour de cassation
relève, dans son arrêt du 12 mai 1827, que « l’arrêt a violé le
principe que l’action civile, placée sous la tutelle de l’action publique, ne
peut, devant les tribunaux de répression s’exercer sans son appui ;
s’étant dénié le droit de prononcer contre le prévenu les peines de l’article
373 du code pénal, la cour n’était plus compétente pour adjuger des
dommages-intérêts qui ne sauraient être que l’accessoire d’une condamnation
pénale »[81]. La cour de Rouen est sévère sur le
principe d’une demande de dommages-intérêts et sur la peine de
l’affichage : « quelques écus ne pouvaient, sous le rapport de
l’honneur, rien y ajouter [à la sanction de la réprimande]. Mais
l’affiche de l’arrêt ? Et l’arrêté disciplinaire n’a-t-il pas été publié
dans toute la France par la voie des journaux ? Un plus grand éclat entre
fonctionnaires publics n’était propre qu’à causer un plus grand scandale :
les parties civiles sont, comme le procureur général, sans intérêt réel dans
les poursuites ». On est loin de l’argumentation juridique, on tombe
dans la diatribe pour éviter le scandale. Cette cour ayant écarté toute
responsabilité pénale et la chambre criminelle ayant estimé, dans son arrêt du
22 décembre 1827, que, sur ce point, elle ne pouvait examiner cette
appréciation des faits, la condamnation civile prononcée en première instance
tombe.
B)
2012 : des faits rarissimes et des responsabilités encore mal
articulées
A maints égards l’affaire est
singulière et, de par ses éléments constitutifs, se prête peu à répétition dans
les annales de la Justice : un président de tribunal croit bien faire en
prévenant sa hiérarchie d’actes qu’il suppose être délictuels, voire criminels,
accomplis par des juges de paix et un notaire de son ressort, avec en
arrière-plan une querelle « de famille » selon la cour de Rouen, avec
le procureur de son tribunal. Mauvaise ambiance donc dans la juridiction. Il se
trompe, l’imputation est jugée constitutive de dénonciation calomnieuse et il
se retrouve poursuivi au pénal après avoir été sanctionné disciplinairement.
Nous n’avons trouvé qu’un seul exemple d’un mensonge dans un rapport officiel
(a), mais, au-delà de l’hypothèse, heureusement marginale, c’est la question de
l’articulation des trois types de responsabilité qui est posée et reste
d’actualité (b).
a)
L’actualité des arrêts Marcadier s’apprécie d’abord au regard de l’existence ou
non d’affaires similaires.
Disons le nettement, il est
exceptionnel de trouver des affaires dans lesquelles un magistrat serait
impliqué, pour avoir commis ce type d’infraction (ou similaire, par exemple un
mensonge, voire une diffamation) dans l’exercice de ses fonctions non
juridictionnelles. A notre connaissance, une seule affaire a donné lieu à une
décision de justice reconnaissant le caractère mensonger et diffamatoire du
rapport d’un procureur général[82], hors activité juridictionnelle. En
l'espèce, un procureur général avait signé un rapport synthétisant pour la
chancellerie les éléments d'une information pénale ouverte contre X et
confiée à un juge d'instruction (on n’est pas très éloigné des faits de
l’affaire Marcadier dans laquelle ce président avait adressé au garde des
Sceaux un Rapport officiel pour dénoncer des faits imputables, selon
lui, à un juge de paix et à un notaire de son ressort) ; un hebdomadaire
avait publié ce rapport ; attaqué en diffamation par les personnes visées
dans ce rapport, le journaliste fut relaxé pour cause de bonne foi, le tribunal
reconnaissant qu'il avait recopié fidèlement le rapport du procureur général, lequel
avait d'ailleurs reconnu, par un communiqué à l'Agence France-Presse, qu'il en
était bien l’auteur. Mais le tribunal ajouta, par une incidente, que le rapport
du procureur général était « mensonger et diffamatoire ».
Aucune action en diffamation ne fut intentée contre ce magistrat, mais, le
parquet et les poursuivants n'ayant pas fait appel, le jugement servit de
fondement à une action en responsabilité de l'État pour faute lourde dans le
fonctionnement de la justice ; cette responsabilité fut retenue pour une
autre cause, à savoir la faute du service public de la justice dans la
divulgation à la presse d'un rapport émanant d'une information ouverte
contre X, donc sans intervention d'un tiers à ce service[83]. Les affirmations reconnues mensongères
et diffamatoires par le tribunal correctionnel n’étaient pas directement
visées, au civil, pour condamner l’Etat, mais elles imprègnent l’affaire, car
si la divulgation fut jugée fautive et avoir causé un préjudice aux demandeurs,
c’est que le contenu du rapport divulgué au grand public leur causait un
préjudice par ses affirmations « mensongères et diffamatoires ».
Mais, au cas où l’affaire eût été portée sur ce terrain de la diffamation
devant une juridiction, on peut se demander si la mauvaise foi de ce procureur
général aurait été déclarée ; ne peut-on pas penser que, tout simplement,
il avait recopié fidèlement les informations livrées par les éléments d’une instruction
mal conduite, uniquement à charge, sans vérification des allégations des uns et
des autres, sans vérification des faits dénoncés ? Auquel cas, c’est le
juge d’instruction qui aurait dû être poursuivi !
b) L’actualité des arrêts Marcadier doit aussi être recherchée
dans une meilleure articulation des régimes de responsabilité, civile, pénale
et disciplinaire.
Le système actuel de responsabilité
de l’Etat avec possibilité d’une action récursoire contre le juge fautif (art.
L. 141-1 et s., COJ), il faut bien le dire, n’est pas satisfaisant, même si la
jurisprudence en a atténué les inconvénients les plus manifestes par une
appréciation bienveillante de la notion de faute lourde ; il semble bien
en effet que la notion de faute lourde n’ait pas, en jurisprudence, la même
portée selon qu’on peut l’imputer ou non à une personne clairement
identifiée ; d’une certaine manière, la jurisprudence tend à rectifier,
dans son appréciation de la faute lourde, une mauvaise appréhension du problème
par le législateur. En effet, en exigeant une faute lourde pour mettre en jeu
la responsabilité de l’État et une faute personnelle du juge pour ouvrir contre
le juge fautif l’action récursoire de l’État, le législateur entretient la
confusion entre la réparation légitimement due à toute victime d’un dommage, y
compris d’un préjudice né de l’activité du service de la justice, et la
sanction, pécuniaire ou disciplinaire, de l’auteur de ce dommage, ici un juge.
Si l’on veut canaliser la vindicte des victimes, il faut arriver à dissocier
deux fonctions de la responsabilité, une fonction d’indemnisation et une
fonction de moralisation[84] :
1) Au titre de la réparation, on devrait admettre au profit
des usagers de la justice une réparation pour rupture de l’égalité des citoyens
devant les charges publiques, de la même façon qu’elle existe aujourd’hui pour
les collaborateurs de ce service et pour les tiers. Point n’est besoin de
recourir ici à l’exigence d’une faute lourde. La réparation ne saurait
s’accommoder de ce type d’exigence qui, en revanche, doit protéger le juge
fautif à titre personnel. L’État devrait répondre, en dehors de toute faute
lourde, des dommages causés par le service de la justice si ces dommages
excèdent, par leur gravité, les charges que supportent normalement les
particuliers[85] ; ainsi, on appliquerait ici le
principe de l’égalité des citoyens devant les charges publiques.
2) En revanche, au titre de la sanction de la faute
personnelle du juge (ou plus généralement du membre du service de la justice), de
la moralisation de l’activité des juges, il faut abandonner l’hypocrisie
actuelle du système fondé sur l’action récursoire de l’État contre le juge
fautif, alors que celle-ci n’est jamais exercée. Mieux vaut chercher une autre
forme de moralisation, en allant du côté du disciplinaire, ce à quoi nous
invite au final, l’issue de l’affaire Marcadier, puisque ce magistrat ne fut sanctionné
que sur ce terrain. Il faut coordonner les deux types de responsabilité, pour
canaliser la vindicte de la victime d’un juge. On pourrait déjà admettre
largement la passerelle entre les dossiers ayant donné lieu à une condamnation
de l’État (soit sur L. 141-1, COJ pour dysfonctionnement du service de la
justice, soit sur l’article 149, CPP, pour détention provisoire
injustifiée) et la procédure disciplinaire par transmission du dossier au
Conseil supérieur de la magistrature en vue éventuellement, d’une poursuite
disciplinaire contre le magistrat fautif. Il n’est pas normal que le juge
d’instruction à l’encontre duquel il est relevé (cas réel) « un manque
de diligence dans la conduite de l’information, des insuffisances graves dans
la recherche de la vérité, insuffisances qui avaient contraint la chambre
d’accusation à ordonner un supplément d’information qui était indispensable
mais qui aurait pu être évité si ce juge d’instruction n’avait pas négligé la
piste ouverte par les incohérences des récits de X et les contradictions de ces
déclarations »[86], ne soit pas sanctionné
disciplinairement. Son maintien en fonction d’instruction est une provocation à
l’égard de celui qui a subi 22 mois de détention injustifiée, pour ne
percevoir, au final, que quelques milliers d’euros. En outre, le maintien ou le
renouvellement en fonction n’est-il pas constitutif d’une faute lourde de la
part de l’État, pour l’avenir, puisqu’il prend le risque d’un renouvellement de
telles défaillances, de la part d’un juge qui a montré son incapacité à
instruire correctement et loyalement ? Est-ce que l’État ne manque pas
ainsi à son devoir de protection juridictionnelle qu’il doit aux citoyens ? [87] La technique de la passerelle, proposée
par un groupe de travail réuni à l’ENM en 1998-1999, aurait permis, dans ce
cas, d’éclairer les organes compétents sur l’activité de ce juge[88]. Cette pratique aurait été
institutionnalisée au sein du TGI de Paris[89]. Et lorsque la loi organique du
5 mars 2007 impose au Garde des sceaux de communiquer aux chefs de cour
d’appel intéressés, ainsi qu’aux magistrats concernés, toute décision
définitive d’une juridiction nationale ou internationale condamnant l’État pour
fonctionnement défectueux du service de la justice, c’est bien pour que
puissent être engagées des poursuites disciplinaires (art. 48-1, ord. 1958).
Dans le même ordre d’idées, le Gouvernement doit remettre au Parlement, chaque
année, avant le 30 juin, pour l’année civile écoulée, un rapport faisant
état des actions en responsabilité engagées contre l’État du fait du
fonctionnement défectueux du service de la justice, des décisions définitives
condamnant l’État à ce titre et du versement des indemnités qui en découlent, ainsi
que des suites réservées à ces décisions (art. 22 de la L.O. no 2007-287,
5 mars 2007). La loi constitutionnelle no 2008-724 du
23 juillet 2008 permet aux justiciables de saisir directement le Conseil
supérieur de la magistrature pour se plaindre d’un juge ou de
dysfonctionnements lors de sa procédure (art. 65 de la Constitution).
Au final, ce n’est sans doute pas un
hasard si toute la magistrature qui a eu à connaître de l’affaire Marcadier n’a
eu de cesse de cantonner le débat sur le plan disciplinaire pour écarter toute
responsabilité pénale et civile du président Marcadier. C’est peut-être le
meilleur enseignement à tirer de cette affaire : mieux vaut une procédure
disciplinaire arrivant à son terme qu’une pénalisation de l’activité des juges
même non juridictionnelle (hors infractions commises indépendamment de
l’exercice de leurs fonctions) ; quant au préjudice éventuellement causé
aux collègues (affaire Marcadier) ou aux usagers du service public (affaire du
rapport mensonger du procureur général), il incombe à l’Etat de le réparer.
C’est en tout cas la conclusion à laquelle nous sommes parvenus depuis
plusieurs années en examinant le système actuel de mise en cause de la
responsabilité des juges.
VI – CRITIQUE ET PROPOSITONS POUR UN
MEILLEUR RÉGIME DES RESPONSABILITÉS ENCOURUES DU FAIT DE DYSFONCTIONNEMENTS DU
SERVICE PUBLIC DE LA JUSTICE
Vers une
responsabilité effective des juges ?
(janvier
2017)
§ 1er.
– Critique du système actuel
Le régime dualiste de la
responsabilité à l'égard des usagers laisse perplexe (LUDET, Quelle
responsabilité pour les magistrats ?, Pouvoirs 1995, no 74,
p. 119), car il ne répond plus aux évolutions de notre société, où ce qui
est exigé des uns (les justiciables potentiels que nous sommes tous) ne l'est
pas des autres (les juges ; par ex., Crim. 11 oct. 1995, no 94-83.735,
Bull. crim. no 301, qui n'accepte pas que l'erreur de droit
d'un avoué exonère de sa responsabilité pénale le client, au titre de l'erreur
de droit de l'art. 122-3 du c. pén.). Certes, la jurisprudence
interprète largement la notion de faute lourde ou de déni de justice, et la
menace d'une condamnation de la France par la Cour européenne de Strasbourg
peut jouer un rôle révélateur de nos déficiences, non négligeable ; mais
cette jurisprudence est limitée à des cas où aucun magistrat n'était clairement
identifié : la conception extensive de la faute lourde ou du déni de
justice ne vaut vraiment que lorsque c'est le service en lui-même qui est
concerné (exemples du retard dans la délivrance des copies, de la transmission
d'un document à la presse, etc.) ; à chaque fois que l'on touche à un juge
clairement identifié, sans même parler de la mise en cause de sa responsabilité
pour faute personnelle, on constate un raidissement, surtout si c'est son
activité juridictionnelle qui est en cause, en clair son incompétence. Et c'est
sur ce point que la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme
du 31 janvier 1996 (aff. Fouquet c/ France) doit nous faire
réfléchir : la faute en question ne relevait pas d’une seule erreur
matérielle, la Cour de cassation elle-même avait commis une erreur dans
l'examen du moyen soulevé par le justiciable, certes une erreur de fait, mais
une erreur tout de même ! Qui nous dit que demain, pour une juridiction
inférieure, la Cour européenne n'acceptera pas de condamner, pour une erreur de
droit cette fois ? Déjà, la France a été condamnée (dans l'affaire
Higgings) pour défaut de motivation d'un arrêt de la Cour de cassation et, dans
l'affaire Dulaurans, pour erreur manifeste d'appréciation dans la
décision d'irrecevabilité d'un pourvoi.
Et la question doit être franchement
posée, sans acrimonie, sans exagération, mais avec lucidité : est-il
encore normal de considérer que les juges sont intouchables dans leur activité
juridictionnelle (hors application du droit de l’Union européenne et pour la
Cour de cassation ? On ne peut se contenter de répondre que les voies de
recours suffisent à réparer les erreurs des juges et que la sacralité de la
fonction exercée justifie ce régime d'immunité (DRAI, Discours de rentrée,
audience solennelle de la Cour de cassation, 12 janv. 1996, La
Documentation française, p. 16, Le Figaro 2 mai 1996, p. 10).
D'abord, parce qu'il est des préjudices que l'exercice d'une voie de recours ne
réparera jamais (exemples des affaires soumises à la Cour européenne) ;
ensuite, parce qu'admettre une certaine forme, une certaine dose de
responsabilité personnelle dans l'activité juridictionnelle des juges, c'est
aussi faire du préventif, c'est attirer l'attention de tous sur le fait que
l'éminence des fonctions exercées débouche sur une vigilance plus grande à
l'égard des décisions rendues, de l'examen attentif et objectif des faits sans
occultation d'une motivation sérieuse, en passant par le respect de toutes les
règles de procédure et de fond. On ne peut pas non plus se contenter de relever
que chacun s'accorderait, « selon un assez large consensus […] à estimer
que l'intérêt général, la sérénité de la justice nécessaire à la sécurité
juridique et à la paix sociale justifient les conditions restrictives visant à
rendre moins fréquentes les actions en responsabilité » (CANIVET, La
responsabilité des juges en France, Rev. Commentaire no 103,
automne 2003, p. 637, spéc. p. 641) ; face à des attitudes, à
des négligences, telles que nous venons de les décrire, soit au titre de la
faute lourde, y compris dans l'activité juridictionnelle, soit au titre du déni
de justice, soit, enfin, au titre du manquement disciplinaire, peut-on encore
se contenter d'affirmer que « le régime de responsabilité du fait du
service public de la justice ne peut être qu'un régime spécifique » ?
(CANIVET, article préc., loc. cit.). Non, car régime spécifique (dont
nous reconnaissons volontiers la légitimité) ne signifie pas irresponsabilité,
alors que d'autres professionnels, de la santé par exemple (et singulièrement
les chirurgiens), voient leur responsabilité mise en cause et les actions des
victimes favorablement accueillies par les tribunaux, sans que l'intérêt
général soit moindre (celui de garantir un réel accès aux soins et aux
opérations chirurgicales, accès qui ne sera plus garanti si l'on décourage les
chirurgiens), sans que la sérénité de l'activité des hôpitaux soit moins
importante que celle de l'activité des juges (il est plus courant d'avoir
besoin d'un médecin et d'un chirurgien que d'un juge, et l'on ne choisit pas
toujours son médecin, pas plus que son juge), sans que la paix sociale ne soit
menacée (quelle paix dans un pays où les chirurgiens refuseraient de pratiquer
certaines opérations ?). La comparaison avec la responsabilité des
chirurgiens mériterait d'être approfondie en comparant les arrêts retenant leur
faute professionnelle avec les dysfonctionnements que nous avons relevés dans
le fonctionnement du service de la justice. Et si l'on veut bien croire que les
magistrats ont « les mains tremblantes » en rendant la justice
(V. discours prononcé par CANIVET lors de l'audience solennelle de rentrée
de la Cour de cassation le 6 janv. 2006), on observera que les
chirurgiens, eux, ont l'obligation de ne pas trembler pendant l'acte opératoire
qui est autrement plus complexe que l'acte de juger et porteur de vie et de
mort. Et si « le juge d'instruction est comme le chirurgien, il apprend
son métier en le pratiquant ; tous les chirurgiens sont formés de la même
manière, mais tous ne sont pas de bons chirurgiens » (CANIVET, Interview
au Point 2 févr. 2006, p. 42), alors il faut poser la question :
tous les juges sont-ils des bons juges ? Pourquoi seraient-ils traités
mieux que ceux qu'ils jugent ? Le troisième rapport (octobre 2008) de la
Commission européenne pour l'efficacité de la justice (le CEPEJ) révèle que le
nombre de sanctions disciplinaires prononcées contre les juges français reste
faible par rapport aux autres États membres du Conseil de l'Europe : en
2006, 14 magistrats ont été sanctionnés en France, 29 en Allemagne, 26 en
Autriche, 66 en Italie et 41 au Portugal ; rapporté au nombre de
magistrats, ce chiffre place la France en queue de peloton avec un taux de
sanction de 1,5 pour 1000 magistrats. Depuis longtemps, des voix autorisées
s'élèvent pour poser la question de savoir qui nous protégera de ceux qui nous
protègent (CAPPELLETTI, Le pouvoir des juges. Articles choisis de droit
judiciaire et constitutionnel comparé, préf. de FAVOREU, trad. DAVID, 1990,
Economica, p. 115), pour demander un réexamen de cette question (LAMARQUE,
Le procès du procès, in Mélanges Auby, 1992, Dalloz, p. 178. –
BREDIN, Qu'est-ce que l'indépendance du juge ?, Justices no 3,
janv.-juin 1996, p. 161, spéc. p. 165 s. ; V. aussi
SOULEZ-LARIVIÈRE, De l'impunité des juges, Libération 26 janv. 1994), sous
l'angle d'une responsabilité accrue, car « il n'est pas souhaitable que la
paresse obstinée d'un juge, son incapacité professionnelle, ses fautes
grossières demeurent sans effet, et que le magistrat compétent, sérieux et qui
travaille sans relâche, ce que beaucoup font, poursuive la même carrière qu'un
autre qui ne fait rien ou qui accumule les manquements aux obligations de son
statut, de la loi, de la déontologie » (BREDIN, article préc., loc.
cit.). Déjà, la jurisprudence de la Cour de justice de de l’UNION
européenne (ex-Cour de justice des Communautés européennes) ouvre une brèche
considérable dans la responsabilité du fait de l'activité juridictionnelle des
juges pour violation du droit de l’UE par une Cour suprême. Et l'affaire
d'Outreau ne peut laisser indifférent et d'autres voix se sont élevées pour
dénoncer la situation actuelle, parfois de manière maladroite ou polémique,
voire politicienne (V. Institut Montaigne dans un petit opuscule sorti en
septembre 2004. – GARAPON, DUPONT-MORETTI, FLORAND, in L'Express
14 mars 2005, p. 118. – SARKOZY, Le Monde 24 juin 2005,
p. 8, et Interview au recueil Dalloz 2005, p. 1956. – CHOLET,
Responsabilité de l'État du fait de la fonction juridictionnelle : la
réforme nécessaire, D. 2005. 2540. – CLÉMENT, Annonces de la Seine
22 sept. 2005, no 59, p. 8, « Des magistrats
responsables ». – BOLARD, De la responsabilité pénale du juge, JCP
2005. I. 190. – CHARRIÈRE-BOURNAZEL, L'irresponsabilité des
juges, Gaz. Pal. 6 juill. 2006, Libre propos. – À l'étranger,
RAVARANI, op. cit., sur la Responsabilité des personnes privées et
publiques, spéc. no 259. – V. aussi l'ensemble de nos
écrits cités en bibliographie générale). En contrepoint, des auteurs,
généralement des magistrats, « plaident », à des degrés divers,
contre les évolutions envisagées par ceux qui précèdent (BARELLA, in
L'Express 14 mars 2005, p. 120. – DE LA VAISSIÈRE, La chasse aux
juges, Annonces de la Seine 18 juill. 2005, no 49,
p. 6. – PRADEL, La responsabilité personnelle du juge pénal. Faut-il
vraiment changer l'état du droit ?, D. 2005. 1953. – MAGENDIE,
La responsabilité des magistrats : contribution à une réflexion apaisée,
D. 2005. 2414. – LUDET, À propos de la responsabilité des magistrats,
quelques réflexions sur des déclarations ministérielles, Gaz. Pal. 2005.
Doctr. 306).
§ 2. – Prospective
En fonction de ces critiques,
plusieurs pistes peuvent être explorées, l'une dans la coordination de l'action
en indemnisation de la victime et de l'action disciplinaire (V. infra,
nos 93 s.), l'autre dans l'extension de l'indemnisation
des victimes à la faute du juge dans son activité juridictionnelle. La seconde
sera d'autant plus aisément admise que l'indemnisation de la victime sera
détachée de toute idée d'exercer une action récursoire sur le juge fautif.
D'autres systèmes ont été proposés.
A. –
Meilleure articulation des régimes de responsabilité, civile et disciplinaire
Le système actuel, il faut bien le
dire, n'est pas satisfaisant, même si la jurisprudence en a atténué les
inconvénients les plus manifestes par une appréciation bienveillante de la
notion de faute lourde ; il semble bien que la notion de faute lourde
n'ait pas, en jurisprudence, la même portée selon qu'on peut l'imputer ou non à
une personne clairement identifiée ; en ce sens, la jurisprudence tend à
rectifier, dans son appréciation de la faute lourde, une mauvaise appréhension
du problème par le législateur. En effet, en exigeant une faute lourde pour
mettre en jeu la responsabilité de l'État, et une faute personnelle du juge
(c'est-à-dire intentionnelle) pour ouvrir contre lui l'action récursoire de
l'État, le législateur entretient la confusion entre la réparation légitimement
due à toute victime d'un dommage, y compris d'un préjudice né de l'activité du
service public de la justice, et la sanction, pécuniaire ou disciplinaire, de
l'auteur de ce dommage, ici un juge. Si l'on veut canaliser la vindicte des
victimes, il faut arriver à dissocier les deux fonctions de la responsabilité,
une fonction d'indemnisation et une fonction de moralisation. – Sur cette
distinction, V. S. GUINCHARD, La responsabilité des gens de justice,
rapport de synthèse au XXe colloque des IEJ, Nantes, 8 et
9 nov. 1996, Justices no 5, janv.-mars 1997,
p. 109 ; Déclaration devant la Commission d'enquête
parlementaire sur les dysfonctionnements de la justice dans l'affaire
d'Outreau, Gaz. Pal. 2006. 1. 834 ; La responsabilité
extracontractuelle du fait de juger, vue de l’étranger, XXIIèmes
journées Jean Dabin, Louvain 19-20 mars 2014, Bruylant 2015, p. 215.
Pour une meilleure articulation dans l’activité non juridictionnelle des juges,
S. GUINCHARD, « 1827-2012 – Actualité et modernité des arrêts Marcadier »,
in Mélanges R. Koering-Joulin, Nemesis et Anthesis éd. collec. Dr. et
justice, t. 110, 2014, 297, spéc. § II, p. 310 : comparaison de cette
affaire où un président de tribunal dénonce et diffame un collègue et un
notaire, dans un rapport officiel adressé à la Chancellerie, avec le jugement
rendu par le TGI de Paris qui indemnise les victimes d’une diffusion d’un
rapport interne à la justice, lui-même considéré comme mensonger et
diffamatoire par un jugement du tribunal correctionnel de Lyon.
Au titre de la réparation, on devrait admettre, au profit des
usagers de la justice, une réparation pour rupture de l'égalité des citoyens
devant les charges publiques, de la même façon qu'elle existe aujourd'hui pour
les collaborateurs de ce service et pour les tiers (sur lesquels, V. infra,
nos 119 s.). Point n'est besoin de recourir ici à
l'exigence d'une faute lourde. La réparation ne saurait s'accommoder de ce type
d'exigence qui, en revanche, doit protéger le juge fautif à titre personnel.
L'État devrait répondre, en dehors de toute faute lourde, des dommages causés
par le service public de la justice si ces dommages excèdent, par leur gravité,
les charges que supportent normalement les particuliers (V. aussi, en ce
sens, CORNU et FOYER, Procédure civile, 3e éd., 1996, coll.
Thémis, PUF, p. 106) ; ainsi, on appliquerait ici le principe de
l'égalité des citoyens devant les charges publiques. C'était le sens d'un
projet de loi en discussion au Parlement au printemps 2000, mais qui n'a pas
abouti. Un homme politique a proposé, plus récemment, un peu en-deçà de notre
proposition quant à l'efficacité du système, que la faute simple suffise à fonder
cette responsabilité de l'État (SARKOZY, interview préc., D. 2005. 1956).
Même proposition du côté d'un haut magistrat luxembourgeois, avec l'idée que la
faute légère du juge suffirait à engager la responsabilité de l'État (RAVARANI,
La responsabilité civile des personnes privées et publiques, 3e éd.,
2014, Pasicrisie luxembourgeoise, no 261), mais avec une action
récursoire uniquement en cas de faute lourde, comme on va le constater
maintenant.
En revanche, au titre de la
sanction personnelle de la faute du juge, de la moralisation de l'activité
des juges, il faut abandonner l'hypocrisie du système actuel fondé sur
l'exercice d'une action récursoire de l'État pour faute personnelle du juge,
alors que celle-ci n'est jamais exercée ! Il ne sert à rien de dire que la
faute personnelle du juge engage sa responsabilité personnelle si ce n'est
jamais le cas en fait. Et limiter l'action récursoire aux cas où une faute
lourde du juge serait prouvée, même en la rendant automatique (en ce sens,
RAVARANI, La responsabilité civile des personnes privées et publiques, op.
cit., no 261. – Et SARKOZY, D. 2005. 1956), ne
supprimera pas l'inconvénient que lier l'indemnisation et une action récursoire
empêchera les juges qui statueront sur la première de penser à leur collègue
fautif pour l'exercice de la seconde. La Charte européenne sur le statut des
juges de 1998, n'envisage l'action récursoire qu'en cas de négligences
grossières et inexcusables, par voie de procédure judiciaire et avec l'accord
préalable d'une autorité indépendante comprenant une représentation
substantielle des juges ! Autrement dit, un mécanisme tel que sa
complexité hypocrite consacre une impossibilité d'exercer l'action récursoire.
Le Comité consultatif des juges européens, dans un avis rendu en 2002 à l'attention
du Comité des ministres du Conseil de l'Europe prétend « aller plus
loin » que la Charte, mais propose en réalité d'exclure toute action
récursoire, même en cas de négligences grossières ou inexcusables, notions trop
floues, et sauf le cas de la faute « volontaire » du juge. Alors
arrêtons l'hypocrisie et allons chercher une autre forme de responsabilité, du
côté du disciplinaire. Il faut en effet coordonner les deux types de
responsabilité, pour canaliser la vindicte de la victime d'une faute d'un juge.
On pourrait déjà admettre largement la passerelle entre les dossiers ayant
donné lieu à une condamnation de l'État (soit sur l'article L. 141-1 du
code de l'organisation judiciaire pour dysfonctionnement du service public de
la justice, soit sur l'article 149 du code de procédure pénale pour
détention provisoire injustifiée) et la procédure disciplinaire par
transmission du dossier au Conseil supérieur de la magistrature en vue,
éventuellement, d'une poursuite disciplinaire contre le magistrat fautif.
Ainsi, il n'est pas normal que le
juge d'instruction, à l'encontre duquel il est relevé (cas réel) « un
manque de diligence dans la conduite de l'information, des insuffisances graves
dans la recherche de la vérité, insuffisances qui avaient contraint la chambre
d'accusation à ordonner un supplément d'information qui était indispensable
mais qui aurait pu être évité si ce juge d'instruction n'avait pas négligé la
piste ouverte par les incohérences des récits de X et les contradictions
de ces déclarations » (révélé par les hebdomadaires VSD 27 oct. 1994
et Le Point 8 mars 2007, p. 67, non démenti par l'intéressé), ne soit
pas sanctionné disciplinairement. Son maintien en fonction d'instruction est
une provocation à l'égard de celui qui a subi vingt-deux mois de détention
injustifiée, pour ne percevoir, au final, que quelques milliers de francs. En
outre, le maintien ou le renouvellement en fonction n'est-il pas constitutif
d'une faute lourde de la part de l'État, pour l'avenir, puisqu'il prend le
risque d'un renouvellement de telles défaillances de la part d'un juge qui a
montré son incapacité à instruire correctement et loyalement ? Est-ce que
l'État ne manque pas ainsi à son devoir de protection juridictionnelle envers
les citoyens ? (pour une double suite à ce cas, V. supra, no 52).
La technique de la passerelle, proposée par un groupe de travail réuni à l'ENM
en 1998-1999, aurait permis, dans ce cas, d'éclairer les organes compétents sur
l'activité de ce juge (COMMARET, rapport de synthèse, Annonces de la Seine
12 août 1999, p. 23 : « Les membres de l'atelier se sont
accordés sur la nécessité d'instaurer une passerelle entre responsabilité
civile et responsabilité disciplinaire »). Cette pratique aurait été
institutionnalisée au sein du tribunal de grande instance de Paris (MAGENDIE,
Discours de rentrée solennelle du tribunal de grande instance de Paris,
15 janv. 2003, Gaz. Pal. 21 janv. 2003, Vo Actualité,
spéc. p. 34) et on la trouve en filigrane dans certaines des dispositions
(non censurées par le Conseil constitutionnel) de la loi organique du
5 mars 2007. Lorsque cette loi impose au garde des Sceaux de communiquer
aux chefs de cour d'appel intéressés, ainsi qu'aux magistrats concernés, toute
décision définitive d'une juridiction nationale ou internationale condamnant
l'État pour fonctionnement défectueux du service de la justice, c'est bien pour
que puissent être engagées des poursuites disciplinaires (Ord. n° 58-1270 du 22
décembre, art. 48-1). Dans le même ordre d'idées, le Gouvernement doit remettre
au Parlement, chaque année, avant le 30 juin, pour l'année civile écoulée,
un rapport faisant état des actions en responsabilité engagées contre l'État du
fait du fonctionnement défectueux du service de la justice, des décisions
définitives condamnant l'État à ce titre et du versement des indemnités qui en
découlent, ainsi que des suites réservées à ces décisions (L. org. no 2007-287
du 5 mars 2007, art. 22). Enfin, la loi constitutionnelle no 2008-724
du 23 juillet 2008 permet aux justiciables de saisir directement le
Conseil supérieur de la magistrature pour se plaindre d'un juge ou de
dysfonctionnement lors de sa procédure et la loi organique n° 2010-830 du 22
juillet en règle les modalités (Constitution, art. 65). Là encore, c'est
bien de passerelle dont il s'agit.
Il faudrait sans doute ouvrir plus
largement la possibilité de déclencher cette forme de responsabilité, au-delà
de la mise en détention provisoire injustifiée, chaque fois que l'État est
condamné sur le fondement de l'article L. 141-1 du code de l'organisation
judiciaire, tout en filtrant les demandes pour en éviter les excès, soit par un
organisme ad hoc, soit par le Conseil supérieur de la magistrature
lui-même. Il ne faut ni déstabiliser les juges par le libre champ donné à une
vindicte excessive, ni laisser la grogne des victimes monter à un point tel
que, demain, des mesures plus draconiennes seraient prises contre les juges
fautifs ; un juste milieu doit être trouvé entre ces deux exigences, et
l'on ne perdra pas de vue que la sanction disciplinaire a, directement ou
indirectement, des incidences financières sur la situation patrimoniale du juge
fautif ; la suppression de l'action récursoire ne serait donc pas sans
conséquences patrimoniales pour lui, mais ces sanctions seraient prises sans la
pression d'indemniser la victime, qui le serait par l'État. On ne peut que
regretter, à cet égard, que le processus législatif engagé suite à l'affaire
d'Outreau n'ait pu aller à son terme, en raison d'une censure par le Conseil
constitutionnel.
B. –
Indemnisation de la victime par l'État pour faute du juge dans son activité
juridictionnelle
Il ne s'agit pas de permettre la
remise en cause, par une action en indemnisation, de l'autorité de la chose
déjà jugée, mais d'accorder aux victimes d'une faute du juge, dans le processus
juridictionnel, une juste indemnisation. La règle de l'autorité de la chose
jugée est un simple principe de paix et de stabilité sociales : au-delà
d'un certain nombre d'examens et de réexamens une affaire doit être considérée
comme définitivement tranchée, pour mettre un point final aux litiges et pour
assurer une sécurité juridique. Mais cette considération de bonne organisation
sociale ne saurait fonder un principe d'infaillibilité des tribunaux.
L'existence du pourvoi en cassation dans l'intérêt de la loi confirme que des
conséquences peuvent être attachées à une décision de justice erronée devenue
définitive, sans créer un désordre juridique ; les jurisprudences de la
Cour de justice et de la Cour EDH poussent à admettre que, si l'erreur
juridictionnelle devenue définitive ne peut plus être rectifiée, le préjudice
qu'elle fait naître doit être indemnisé. Au sein même du Conseil d'État l'idée
d'un abandon de l'exigence d'une faute lourde de la juridiction n'apparaît par
ailleurs plus inconcevable (V. chron. gén. F. Donnat et D. Casas, AJDA
2004. spéc. 654, à propos de CE Sect. 27 févr. 2004, Popin.
J. Courtial, « La responsabilité du fait de l’activité des
juridictions de l’ordre administratif : un droit sous influence
européenne ? », AJDA 2004. 423). Sous ce regard, plusieurs
remarques s'imposent ici.
La première, c'est que l'ancienne
prise à partie, celle antérieure à la loi de 1933, constituait à la fois une
voie de recours et une demande d'indemnisation ; l'argument, parfois
avancé aujourd'hui, qu'il ne faut pas remettre en cause l'autorité de la chose
jugée n'est donc pas pertinent. Et la Cour de cassation avait admis la prise à
partie pour déni de justice, nonobstant la collégialité, retenant une responsabilité
solidaire, le jugement étant réputé être l'œuvre collective des juges qui
composent la juridiction (Civ. 13 janv. 1914,
DP 1916. 1. 94). Et quelle autorité reconnaître à une décision
reposant sur une faute lourde ? La révision du procès Dreyfus n'aurait
jamais eu lieu si l'autorité de chose jugée avait été conçue de manière trop
absolue.
La deuxième remarque, c'est que la
chose jugée, comme l'acte médical ou chirurgical, n'est que l'aboutissement
d'un processus qui comporte plusieurs étapes et dont chacune peut être
envisagée isolément pour discerner la faute du juge. Comme le cheminement d'une
opération chirurgicale ou d'un acte médical, l'acte de juger peut être
décomposé en plusieurs phases. On a pu le constater dans les affaires mettant
en cause des décisions de juges pour enfants en matière d’attribution de la
garde à l’un des parents, v. supra, n° 29. Ainsi, serait-il anormal
d'indemniser la victime d'une violation, par le juge, du principe du
contradictoire ? Ce juge n'a-t-il pas l'obligation procédurale et
déontologique de respecter ce principe ? La sanction de la violation de la
règle de procédure sera à la fois la remise en cause (éventuellement) de la
décision, l'indemnisation de la victime (pour préjudice prouvé) et
l'instruction disciplinaire du dossier du juge fautif, dans le cas notamment où
ce juge violerait systématiquement le contradictoire, ou, pour sortir de cet
exemple, les règles essentielles de procédure (par exemple, le fait de ne pas
établir de double d'un dossier d'instruction, contrairement aux prescriptions
légales, cas non fantaisiste : TGI Paris, 5 janv. 2000, D. 2000.
IR 45). La violation d'une norme procédurale établie pourrait, à l'avenir,
fonder une action en indemnisation et, éventuellement, dans les cas les plus
graves, une action disciplinaire. De la même façon, lorsqu'un médecin commet
une erreur de diagnostic et prescrit une mauvaise ordonnance, il engage sa
responsabilité ; le juge qui commet une erreur de raisonnement juridique
(l'équivalent du diagnostic) et rédige un mauvais jugement (l'équivalent de
l'ordonnance) est dans la même situation, et la protection liée à la nature
juridictionnelle de son activité n'a plus de raison d'être ; comment
justifier qu'il en soit autrement ? Quel principe supérieur impliquerait
que l'on traite différemment les uns et les autres ? (en ce sens,
N. SARKOZY, interview au Recueil Dalloz 2005. 1957 : « Que
faut-il dire alors des autres métiers à risque ? Les juges font un pari
sur l'humain ? Soit. Et le médecin, que fait-il ? Est-ce qu'on
trouverait normal qu'un chirurgien qui tue son patient ou le handicape
gravement en commettant une faute professionnelle, une erreur manifeste
d'appréciation, ne soit pas justiciable de ses actes ?). Ajoutons que si,
réellement, les juges ont les mains qui tremblent avant d'entrer en délibéré
pour juger leurs prochains (déclaration de CANIVET, Premier président de la
Cour de cassation, lors de son discours prononcé à l'occasion de la rentrée
solennelle de la Cour en janvier 2006), les chirurgiens, eux, ont tout intérêt
pour leur carrière et leur avenir professionnel à ne pas trembler avant
d'entrer dans la salle d'opération (V. les exemples de poursuites donnés
par L'Express 30 nov. 2006, p. 40 s.). Et le même magistrat
avait relevé que « le juge d'instruction est comme le chirurgien, il
apprend son métier en le pratiquant. Tous les chirurgiens sont formés de la
même manière, mais tous ne sont pas de bons chirurgiens » (réponses dans
une interview donnée au Point, 2 févr. 2006, no 1742,
p. 42). Raison de plus pour ne pas traiter les juges différemment des
chirurgiens. La même comparaison peut être faite avec la condamnation, au
pénal, d’une ancienne ministre des finances, pour « négligence
grave » dans l’étude d’un dossier et la décision à prendre de recourir ou
non à un tribunal arbitral : si cette personnalité a fauté dans l’exercice
de ses fonctions au point d’être condamnée par le Cour de justice de la
République le 19 décembre 2016 (avec dispense de peine), ne faut-il pas a
fortiori, sur le seul terrain du droit civil, sanctionner le juge qui, par
négligence, refuse d’appliquer le droit applicable, sur le fondement de
l’article 12 du code de procédure civile et nonobstant la jurisprudence de la
Cour de cassation qui juge que l’alinéa 2 de ce texte « ne lui fait pas
obligation, sauf règles particulières, de changer la dénomination ou le
fondement juridique des demandes des parties » ? (Cass. Ass.
Plénière, 21 déc. 2007, Gaz. Pal. 19 janv. 2008, concl. R. de Gouttes ;
JCP 2008, II, 10004, note (approb.) L. Weiller ; Dr. et Proc. 2008-2,
96, rapport D. Loriferne et obs. Ch. Lefort ; BICC 15 avr. 2008,
rapport Loriferne et avis R. de Gouttes ; D. 2008, 1102, chron.
(crit.) O. Deshayes ; JCP 2008, I, 138, n° 9, obs. (approb.) S.
Amrani-Mekki ; RTDCiv. 2008, 317, obs. P.Y Gautier. Adde les
études (critiques) de : G. Bolard, JCP 2008, I, 156. M.
Douchy-Oudot, L’office du juge, Mélanges Goubeaux).
La troisième remarque, c'est que la
nouvelle définition de la faute lourde donnée par la Cour de cassation (Cass.,
ass. plén., 23 févr. 2001, no 99-16.165), en visant la
« mission » du service de juge, ne distingue pas selon que cette
mission est juridictionnelle ou non. Les exemples que nous avons donnés de
faute lourde dans l'activité juridictionnelle du juge suffisent à convaincre de
l'utilité de revoir la question de la généralisation, en cette hypothèse, de
l'indemnisation des victimes par l'État. Même remarque pour l'arrêt Köbler de
la Cour de justice des Communautés européennes du 30 septembre 2003.
La quatrième remarque, c'est qu'il
faudrait exclure cette responsabilité lorsque, la loi étant obscure ou
complexe, le juge est obligé de l'interpréter ; l'interprétation serait
exclusive de toute faute dans l'activité juridictionnelle, de la même façon que
la dénaturation d'une convention ne peut exister, pour la Cour de cassation,
que si la clause interprétée par le juge du fond était claire et précise ;
l'ambiguïté est exclusive de toute dénaturation ; elle pourrait l'être de
toute faute du juge. Les exemples étrangers pourraient aussi inspirer nos
gouvernants pour une réforme de la question qui nous préoccupe ici. Non pas
celui soumis par référendum aux habitants du Dakota du Sud et qui consistait à
permettre aux justiciables mécontents d'une décision d'attaquer leurs juges
devant un tribunal populaire composé de treize citoyens tirés au sort, en
indemnisation et aussi pour les faire condamner à une peine de prison !
(Le Monde 26 oct. 2006), mais, par exemple, celui du Canada où les
citoyens peuvent saisir le Conseil supérieur de la magistrature. Le lecteur
intéressé par ces questions trouvera dans le rapport parlementaire sur
l'affaire d'Outreau, des éléments de droit comparé tirés notamment des systèmes
juridiques des Pays-Bas et du New Hampshire (USA).
C. –
Propositions d'autres auteurs
Un premier auteur a proposé un
système avec la création d'une autorité constitutionnelle indépendante,
un Conseil supérieur de la magistrature élargi à des représentants des partis
politiques admis au Parlement, pour développer la responsabilité des juges et
« assurer une fonction d'interface entre l'exécutif, le législatif et le
judiciaire » (RENOUX, Le pouvoir judiciaire en France et en Europe
continentale, RD publ. 1999. 965, spéc. p. 976 ; La réforme de la
justice en France : le juge et la démocratie, Gaz. Pal. 2000. 1.
Doctr. 185).
Un deuxième auteur, rompant lui
aussi le tabou de la responsabilité de l'État pour faute du juge dans son
activité juridictionnelle, préconise le système suivant (MARTIN, La justice en
faute lourde ou simple, Procédures mai 2001. Chron. 8) : faute simple
pour engager cette responsabilité chaque fois qu'est en cause l'activité d'administration
de la justice ou de gestion du procès ; faute lourde pour engager cette
même responsabilité dans l'activité juridictionnelle du juge, c'est-à-dire
« dans le raisonnement de qualification du fait par le droit », mais
dans deux cas seulement : soit une interprétation des faits manifestement
dénaturante, soit une qualification juridique grossièrement erronée (et de
citer l'exemple, vrai, du juge qui applique le régime légal de communauté à des
époux mariés sous le régime de la séparation contractuelle de biens).
L’Institut Montaigne préconise, en
septembre 2004, d'organiser une procédure de traitement des réclamations des
justiciables, de sanctionner disciplinairement les magistrats
contre-performants qui commettent des fautes professionnelles, qu'elles soient
ou non détachables du service judiciaire, et de mettre en place un mécanisme
d'évaluation des magistrats en fonction de leurs résultats quantitatifs et
qualitatifs (opuscule édité par l'Institut Montaigne, p. 12).
C'est dans cette voie de l'évaluation
que souhaitait s'orienter le ministre de la Justice en s'exprimant devant
l'ensemble des chefs de cour, premiers présidents et procureurs généraux,
réunis à la chancellerie le 14 septembre 2005 : refonte des critères
d'évaluation qui datent de plus de dix ans, formation à l'évaluation, meilleure
connaissance des magistrats travaillant sous l'autorité de ces chefs de cour
(par l'inspection des juridictions du ressort, par une meilleure utilisation du
dialogue social afin de renforcer la cohésion des équipes, par l'utilisation de
la prime au mérite, etc. (Annonces de la Seine 22 sept. 2005, no 59,
p. 8).
Il a aussi été proposé, en matière
d'instruction des affaires pénales, d'instituer une habilitation des magistrats
pour ne confier les affaires complexes à instruire qu'aux magistrats qui
auraient été habilités à cet effet (GARAPON, L'express 14 mars 2005,
p. 119).
Roger ERRERÀ propose de ne plus
confier au CSM les actions en réclamation, mais à une commission nationale
d'examen des réclamations, commission qui serait composée de magistrats, de
remplacer la faute lourde par la faute simple (ce qui revient à cristalliser la
jurisprudence existante), d'établir trois recueils contenant les décisions
rendues par les juridictions françaises en matière de responsabilité de l'État
en la matière, d'indemnisation pour détention provisoire non suivie de
condamnation et par la Cour européenne des droits de l'homme ; ce recueil
serait mis à jour régulièrement et adressé au CSM et à l'ensemble des
magistrats. Au titre du préventif, insertion dans le statut de la magistrature
de dispositions concernant les obligations déontologiques des magistrats
(impartialité, diligence, délai raisonnable, etc. – ERRERA, Et ce sera
justice … le juge dans la cité, coll. Débats, Gallimard, 2013,
p. 271-339).
[1]Quand certains magistrats s’étaient
proposés, par une interprétation des textes, d’introduire une sorte de
socialisme juridique : v. M. Miaille, Une introduction critique au
droit, Maspero, 1976, p. 88. R. Charvin et G. Quiot, Mutations
de l’appareil judiciaire et lutte des classes, éd. Sociales, 1976. Crim.
27 mars 1978, Bull. crim. no 115.
[2]J. Libmann, « La
“politisation” des juges : une vieille histoire ? » in
« La Justice », Pouvoirs 1981, no 16.
H. Lévy-Bruhl, « L’arbitraire du juge » in Sociologie du
droit, coll. « Que sais-je ? », PUF (no 951).
J.-M. Carbasse et L. Depambour-Tarride (dir.), La conscience du
juge dans la tradition juridique européenne, coll. « Droit et
Justice », PUF, 1999.
[3] J. Krysen, L’état de justice.
France, XIII-XXe siècle (1). L’idéologie de la magistrature
ancienne, Gallimard, 2009. Compte-rendu par B. Beignier et C. Puigelier,
« Vetera et nova. Existe-t-il une idéologie de la
magistrature », in In mémoriam Foyer, Litec 2010, 33.
[4]P. de Fontbressin, « La
neutralité du juge », in Le procès équitable et la protection
juridictionnelle du citoyen, Bruylant, 2001, 79.
[5]V. A. Wyvekens qui s’interroge sur
le point de savoir « s’il est possible d’ériger en principe et à quel
degré le fait pour la justice pénale d’adapter sa réponse (dans le sens de
l’indulgence) face à [ce qu’elle appelle] un « délit culturel »,
c’est-à-dire « une infraction s’expliquant au moins en partie par
l’existence d’un conflit normatif entre le droit national et les impératifs de
la culture de son auteur », in Cahiers de la justice, 2013/3, p.
039 « Les magistrats et la diversité culturelle : comme M.
Jourdain ».
[6] V. par ex. les règles
d’interprétation des contrats tracées par le Code civil. À titre de curiosité,
on peut relever que le Conseil des prises (juridiction administrative
particulière) peut statuer non seulement en droit mais en équité (art. 4
actuel Décr. 27 nov. 1939). V. aussi à ce sujet, CE 10 juin
1972, Preiswerk, Lebon. 781, et art. 700, C. pr. civ.
[7] Sur l’équité, v. l’excellente thèse
de V. Bolard, L’équité dans la réalisation méthodique du droit privé,
Paris 1 (dir. P. Mayer), 2006.
[8] V. t. II, Mélanges
Lambert, 1938. E. Zoller, Grands arrêts de la Cour Suprême aux USA,
PUF, 2000, spéc. no 25, p. 42 et les arrêts nos 22,
23 et 25 (textes anglais et français).
[11] G. Bolard et S. Guinchard,
« Le juge dans la cité », JCP 2002. I. 137. S. Guinchard,
« Menaces sur la justice des droits de l’homme et les droits fondamentaux
de procédure », in Mélanges Normand, Litec, 2003.
[12]E. Zemmour, Le coup d’État
des juges, Grasset, 1997, p. 41 à 47 qui écrit, à propos d’un juge
d’instruction (français) dans des affaires célèbres : « de la
morale plutôt que du droit ».
[13] S. Guinchard, « Le droit
a-t-il encore un avenir à la Cour de cassation ? (qui cassera les arrêts
de la Cour de cassation) » in Mélanges Terré, PUF/Dalloz/Litec,
1999.
[14]Crim. 16 déc. 1997, D. 1998,
note (très crit.) Y. Mayaud ; Dr. pénal mars 1998, chron. (crit.) H.
Angevin ; ibid. avr. 1998, chron. (approb.) Nivôse. Depuis, la chambre
criminelle est revenue à une notion conforme au texte de loi.
[15] Nancy 18 nov. 2004, JCP 2005.
II. 10158, note (accablante) Y. Mayaud ; ibid., I, 190, chron.
(offusquée) G. Bolard.
[16] J. Toubon : « Le
bon magistrat devra donc avoir toujours à l’esprit, et pour rester en cohérence
avec la règle démocratique de la laïcité, que la justice est une autorité
juridique et non pas morale, une autorité technique et non pas éthique. »,
La Vie judiciaire 9 févr. 1997.
[18] Affaire dite du « Mur des
cons », Le Figaro 26 avr. 2013 ; Le nouvel observateur
2 mai 2013 ; JCP 2013, 629 (incompétence du CSM pour connaître de
cette affaire). On a appris en mars 2014 que la présidente de ce syndicat avait
été mise en examen pour injure publique (Le Figaro, 16 mars 2014, p. 9),
alors qu’en août 2013 la Garde des Sceaux estimait impossible des sanctions (Le
Figaro, 24-25 août 2013, p. 9).
[20] J.-D. Bredin, loc. cit.,
Justices 1996-3. 164. V. aussi D. N. Commaret,
« Une juste distance ou réflexions sur l’impartialité du magistrat »,
D. 1998. Chron. 262. S. Guinchard, « Peut-on être
bouddhiste, chrétien, franc-maçon, juif ou libre-penseur et juge ? »,
in Mélanges Julien, Edilaix, 2003.
[21] Sur ce problème, v.
C. Labrousse-Riou, Justices 1996-3. 133 ; P. Guigue, Gaz.
Pal. 16 juill. 1996. 31 ; F. Lesage, ibid.
20 août 1996 (« Assurance-construction : les magistrats
sous-traitent aux experts »).
[22] A. Damien, « Pouvoir
judiciaire et vertu », in « L’argent et le droit », Archives
de philosophie du droit, Sirey, 1998, t. 42.
[23] Dossier des Cahiers de la
Justice 2016/3, p. 405, « Faut-il craindre le syndicalisme
judiciaire », avec notamment la tribune de B. Matthieu, « De la
nécessité d’encadrer l’activité syndicale des magistrats », p. 395. J.
Ficet, « Regard sur la naissance d’un syndicalisme identitaire :
syndicalisme judiciaire, identités professionnelles et rapport au politique
dans la magistrature française, 1945-1986 », Dr. et soc., LGDJ éd.,
2009. 703.
[24] Ch. Debbasch, « Le
corporatisme judiciaire, Mythe ou réalité », in Mélanges Decocq,
Litec, 2004, p. 169.
[25] V. CE 24 oct. 1997, El
Alj, annulant un jugement de tribunal administratif dont le commissaire du
gouvernement avait auparavant siégé dans la commission d’expulsion du
requérant ; LPA 1998, no 19, p. 2 ; Pour
un exemple récent dans l’affaire AZF : Crim. 13 janv. 2015, JCP
2015. 221, note H. Matsopoulou qui casse la décision de la Cour
d’appel de Toulouse, du constat que l’un des magistrats était membre d’une
association d’aide aux victimes (INAVEM), il y avait un doute sur
l’impartialité objective de ce juge.
[26] Dans le langage du palais, on dit
qu’il se déporte. C’est là une règle générale de procédure, et une
juridiction administrative peut même inviter un de ses membres, intéressé à la
solution de l’affaire, à se retirer : CE 11 févr. 1953, Lebon. 62.
D’où l’étonnement que l’on ressent en lisant l’arrêt du 29 avril 1996
rendu par la Chambre criminelle : le président d’une chambre d’accusation
avait statué sur ses propres nullités (premier étonnement) et la Cour de
cassation rejette le pourvoi (second étonnement), JCP 1996. II.
22 700, note (réservée) P. Chambon ; S. Guinchard,
« Le droit a-t-il encore un avenir à la Cour de cassation ? »,
in Mélanges Terré, op. cit.
[27] CEDH 23 avr. 1996, Remli c/
France, RSC 1996. 930, obs. Pettiti ; JCP 1997. I. 4000,
no 26, obs. Sudre.
[28] N. Fricero, « L’impartialité
des juges à travers la jurisprudence de la Cour de cassation sur la
récusation », in Mélanges Boré, Dalloz, 2006, p. 181.
[29] CE 8 juill. 1959, D. 1960.
42, note C. Debbasch. Pour une application demandée à la Cour des Comptes,
contre une Chambre régionale des Comptes que le maire d’une commune déclaré
comptable de fait par celle-ci souhaitait voir dessaisie au profit d’une autre
Chambre régionale, v. Cour des Comptes, 11 oct. 1990, Médecin et autre, Revue
Trésor 1991. 124. V. pour une demande de renvoi pour suspicion
légitime (rejetée) fondée sur l’art. 6 Conv. EDH, CAA Bordeaux Plén.
11 déc. 2001, AJDA 2002. 251, note J.-L. Rey (renvoi par
le CE d’une affaire devant le même tribunal administratif que celui qui avait
refusé au requérant l’autorisation de plaider pour le compte de la commune au
motif que l’action n’aurait eu aucune chance de succès, avec la précision que
les trois conseillers ayant siégé en première instance ne doivent pas siéger
dans la formation statuant sur renvoi).
[31] R. Savatier, « Le juge
dans la cité française », D. 1967. Chron. 195 ;
D. Salas, « Le juge dans la cité : nouveaux rôles, nouvelle
légitimité », Justices 1996-2. 181 ; E. Michelet,
« Nouveau Code [pénal], nouveau juge, nouvelle éthique », in Mélanges
Perrot, 1996, p. 277 ; S. Rozes, « Un profil nouveau
pour les juges », ibid., p. 435. G. Bolard et
S. Guinchard, « Le juge dans la cité », JCP 2002. I. 137.
[32] J.-D. Bredin, « L’éthique
du juge », Rev. Deux mondes nov. 1995. J.-M. Carbasse et L.
Depambour-Tarride (dir.), La conscience du juge dans la tradition juridique
européenne, coll. « Droit et Justice », PUF, 1999. L’éthique
des gens de justice, Entretiens d’Aguesseau, PU Limoges, nov. 2001.
D. Salas et H. Epineuse (dir.), L’éthique du juge : une
approche européenne et internationale, coll. « Thèmes et
commentaires », Dalloz 2003. N. Fricero, « La Convention EDH, un
nouvel instrument de régulation de l’éthique du juge judiciaire », in
Mélanges Buffet, LPA/Lextenso éd., 2004, p. 229 ; (dir.), Éthique
et professions judiciaires, EJT éd. coll. « Dr. et proc. », 2004.
Conférence de consensus sur l’éthique judiciaire, Réunion des premiers
présidents de cour d’appel, 28 juin 2005, BICC 15 oct. 2005.
[33] G. Canivet, « La conception
française de la déontologie des magistrats », Rev. Esprit nov.
2003. 5. Sur la déontologie envisagée à la fois comme support et comme
reflet d’une culture judiciaire articulée autour des finalités de l’acte de
juger, dans le contexte social de son intervention, J.-F. Kriegk,
« La culture judiciaire : une contribution au débat
démocratique », D. 2005. 1592. J.-C. Billier, « Le juge
peut-il être inconséquent ? », Cah. justice 2011/2. 119. J.
Joly-Hurard, La déontologie des magistrats, Dalloz, 3e éd.,
2014. J. Michel, « L’émergence d’une culture de la déontologie du
juge : l’exemple de la justice administrative », Cah. Justice, 2014/3,
483. C. Renaud-Duprac, « La déontologie du juge judiciaire, brèves
réflexions sur une préoccupation contemporaine », Mélanges X. Martin,
LGDJ/Lextenso, 2015, p. 347.
[34] V. cependant : Rapport de
la Commission de réflexion sur l’éthique de la magistrature, présidée par
J. Cabannes, 2003. D. Truchet et J. Moret-Bailly, Déontologie des
juristes, PUF 2010. C. Castets-Renard (dir.), Etude sur l’évolution des
règles professionnelles et déontologiques des professions juridiques et
judiciaires, rapport de l’université Toulouse 1 Captitole (laboratoire de
droit fondamental et européen) à la Mission Droit et Justice, mars 2009-mars
2011.
[35] P. Martens, « Sur les
loyautés démocratiques du juge », in Mélanges Cerexhe, Larcier éd.,
1997, p. 249.
[36] étude
du Conseil canadien de la magistrature, Propos sur la conduite des juges,
traduit de l’anglais par E. Didier, Y. Blais éd., 1991.
[38] Pour se construire une éthique,
tout juge devrait lire les extraits philosophiques réunis par A. Garapon, J.
Allard et F. Gros, in Les vertus du juge, Dalloz, 2009.
[39] XXVIe Colloque des IEJ,
Montpellier, 4 déc. 2009, Les déontologies des professionnels du droit, Quel
avenir ?
[42] Dalloz éd., 2010. Comm. : A.
Salles, Le Monde 9 juin 2010. 12. Vuillemin et Weber, D. 2010.
1544. Le Pogam, D. 2010. 1581. Accessible aussi sur le site du CSM.
[43] Consultable sur le site du Conseil
d’État. V. Ch. Vigouroux et P. Gonod, « A propos de la charte de
déontologie des membres de la juridiction administrative », AJDA 2012,
875 ; v. aussi, eod. loc., M. T. Cornette, « La charte de
déontologie des juridictions financières », p.880.
[44] AJDA 2012, 1190, obs. S.
Brondel ; O. Mamoudy, « Les avis et recommandations du collège de
déontologie de la juridiction administrative », RFDA 2015/2, 368.
[45] V. S. Guinchard, qui y
voit un nouveau principe directeur du procès (avec le dialogue et la célérité,
ces trois principes répondant aux besoins et aux exigences, respectivement, de
confiance, d’écoute et de proximité) : in Droit processuel. Droits
fondamentaux du procès, op. cit., nos 542-545 ;
« Variations sur le mensonge et la déloyauté : de la vie académique à
la vie politique en passant par la vie judiciaire », Mélanges Y.
Mayaud, Dalloz 2017 ; « Vers une démocratie procédurale », Justices
1999/1, nouvelle série, p. 91 s. ; « Les métamorphoses de la
procédure à l’aube du IIIe millénaire », in Clefs pour
le siècle, Paris 2, Dalloz, mai 2001. A. Leborgne, « L’impact de
la loyauté sur la manifestation de la vérité ou le double visage d’un grand
principe », RTD civ. 1996. 537. M. E. Boursier, Le
principe de loyauté en droit processuel, thèse Paris 2, Dalloz 2003, préf.
S. Guinchard.
[46] Rapport Magendie I, Qualité
et célérité de la Justice, Doc. fr. sept. 2004. Rapport P.
Delmas-Goyon, Les juges du XXIème siècle, déc. 2013.
[47] S’interrogeant sur la légitimité
des autorités administratives indépendantes, Pierre Rosanvallon parle de statut
pour l’indépendance et de « qualité » pour leur impartialité, in
La légitimité démocratique – Impartialité, réflexivité, proximité, Le Seuil
éd., 2008, p. 150-151.
[49] Ce « secret »
paraît d’ailleurs bien illusoire au regard des nombreuses publications sur la
franc-maçonnerie, ses rites et ses symboles, susceptibles d’être consultées et
achetées dans n’importe quelle librairie, et notamment à la FNAC !
[50] Sur le « secret de Polichinelle », v. B.
Etienne, anthropologue, professeur à l’université d’Aix-Marseille et membre de
l’Institut Universitaire de France, qui affiche son appartenance au Grand
Orient de France et, dans un ouvrage intitulé « Une voie pour
l’Occident », éd. Dervy, p. 51, veut en finir avec les lieux communs
autour du secret maçonnique : « Il est sans cesse monté en épingle et
médiatisé à propos d’affaires crapuleuses et mondaines qui, bien que réelles,
n’en sont pas moins relativement rares et de toute façon totalement étrangères
au vrai secret. Par ailleurs tous les rituels ont été publiés, la bibliographie
sur la franc-maçonnerie est immense et pourtant le secret des secrets est
toujours là, inviolable en son essence. La discrétion concernant les rites et
les personnes est, elle, régulièrement attaquée par deux types d’individus qui
voudraient la confondre avec le secret : d’une part, les francs-maçons qui
se croient laïcs et veulent travailler dans la « transparence démocratique
et d’autre part, les ennemis de la franc-maçonnerie qui accusent les
« arrière-loges » de comploter… Certes, pour défendre le principe de
discrétion, je pourrais invoquer les temps difficiles qu’ont traversés les
francs-maçons pourchassés et martyrisés dans les Etats totalitaires et surtout
la politique de Vichy, qui les rend très prudents en ce domaine… mais le seul
problème intéressant est celui du vrai secret ». Pour B. Etienne, le vrai
secret est celui de l’expérience vécue par l’initiation, qu’il qualifie de
« pratique vraie », « d’orthopraxie » qui, par cette nature
même, serait indicible.
[51] CEDH, 2 août 2001, arrêt N.F. c/
Italie et arrêt Grande Oriente d’Italia di Palazzo Guistiniani c/ Italie,
RTDCiv. 2001, 984, obs. Marguénaud.
[68] En 2011, le délai moyen de jugement
d’une affaire par la chambre criminelle a été de 139 jours.
[69] Par l’arrêt de la cour de Rouen (31
mai 1827) on apprend que le titre initial était « Mémoire
confidentiel », ce qui éclaire la discussion sur la volonté de nuire
ou non du président Marcadier, discussion qui tournera à son avantage devant
cette même cour et que la chambre criminelle avalisera au nom de l’appréciation
souveraine des juges du fond ; c’est le premier président d’Amiens qui
demanda à M. Marcadier de biffer le mot « confidentiel », ce
qu’il fit pour le transformer en « officiel », ce qui
accroissait par la force du mot sa portée effective.
[70] La date de l’arrêt rendu en matière
disciplinaire varie selon les arrêts : 26 novembre dans l’exposé des faits
qui précèdent l’arrêt de la cour d’Amiens, 20 novembre dans cet arrêt de la
cour d’Amiens du 26 février 1827, 15 novembre dans le premier arrêt de la cour
de cassation du 12 mai 1827, 16 novembre dans l’arrêt de la cour de renvoi
(Rouen, 31 juillet 1827).
[71] A moins que, simple supposition qui
nous vient en lisant l’exposé des faits dans l’arrêt de la cour de Rouen, qu’il
n’ait cherché à protéger le procureur du tribunal dont on apprend que, bien que
non dénoncé dans le rapport de M. Marcadier, il était au cœur « de la
désunion entre les membres du tribunal de Vervins, principalement entre le
président Marcadier et lui, tant à l’occasion du procès Champion, qu’à cause
d’une censure d’un jugement attribué au chef du parquet » ;
d’ailleurs, ce procureur (ainsi que d’autres juges de paix) était accusé
dans « une longue nomenclature » du rapport Marcadier
« d’abus et de prévarications », liste qui figurait
dans le rapport transmis au ministre, mais dont il n’est plus question ensuite…
[75] Sur cette émergence, Audrey
Guinchard, Les enjeux du pouvoir de répression en matière pénale – Du modèle
judiciaire à l’attraction d’un système unitaire, LGDJ 2003, Biblio. sc.
crim. , t. 38, préface Y. Mayaud, spéc. Les n° 20 et s. sur les origines du
critère matériel.
[76] S. Guinchard et alii,
Droit processuel/Droits fondamentaux du procès, Dalloz, 6ème
éd., 2011, n° 101 et s.
[77]. Audrey Guinchard, Les
enjeux du pouvoir de répression en matière pénale – Du modèle judiciaire à
l'attraction d'un système unitaire, op. cit..
[78] CEDH 28 juin 1984, Campbell
et Fell c/ Royaume Uni, série A, no 80 (application
aux poursuites disciplinaires pénitentiaires). Jurisprudence confirmée, par
exemple, CEDH 15 juill. 2002, Ezeh et Connors c/ Roy. Uni.
[80] On laissera de côté, ici, la
discussion juridique sur l’argument que le rapport fait au garde des Sceaux ne
pouvait avoir le caractère de dénonciation calomnieuse au sens de l’article 373
du code pénal, au motif que celui à qui les faits étaient dénoncés, le
ministre, n’était ni officier de justice, ni officier de police.
[83] TGI Paris, 3 avr. 1996, Gaz.
Pal. 1996. 1. 584, ibid. 1996. 2, doctr. 1406,
chron. J. Cl. Woog.
[84] Sur cette distinction v. rapport
S. Guinchard au XXe colloque des IEJ, Justices,
1997-5, p. 109 ; Gaz. Pal. 8 avr. 2006, transcription de
notre audition par la Commission d’enquête parlementaire sur les
dysfonctionnements de la justice dans l’affaire d’Outreau.
[86] Révélé par l’hebdomadaire VSD
du 27 oct. 1994, non démenti par l’intéressé ; repris par
l’hebdomadaire Le Point 8 mars 2007, p. 67.
[87] Pour une suite au cas qui vient
d’être exposé, v. MégaCode de procédure civile, commenté par S. Guinchard,
ss. art. L. 781-1, COJ, no 015, b, in fine.
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