SOMMAIRE
I – LES PROCÈS HORS LES MURS (1994)
II - LES MORALISTES AU PRÉTOIRE (1997)
III – LA BANALISATION DE LA JUSTICE MÉDIATIQUE (2003)
I – LES PROCÈS HORS LES MURS
Mélanges Gérard Cornu,
PUF, 1994, p. 201
II - LES MORALISTES AU PRÉTOIRE
Mélanges Jean Foyer,
PUF, 1997, 477
III – LA BANALISATION DE LA JUSTICE
MÉDIATIQUE
La justice, bien de consommation courante
ou la banalisation de la justice médiatique
Publié aux mélanges offerts à Jean Calais-Auloy, 2003
S’insérer dans un volume de Mélanges offert au Professeur Jean Calais-Auloy sur
le thème du droit de la consommation, n’est pas aisé pour celui qui a quitté
les rivages de ce droit après les avoir explorés, essentiellement dans les
années soixante-dix, en matière de publicité mensongère (devenue trompeuse) ou
comparative ou constitutive d’un dénigrement. Surtout lorsque l’auteur de ces
lignes s’est davantage orienté, depuis ces années-là, vers les choses de la
Justice et du droit du procès. D’où l’idée, pour rendre hommage à un ami, de
relier les deux champs d’investigation, passé et actuel, en essayant de livrer
quelques réflexions, non pas sur ce que pourrait être une Justice de la
consommation (car nous n’avons jamais cru aux bienfaits de tribunaux
spécialisés dans ces questions, à la différence, par exemple, de cet auteur
plein d’idées audacieuses et d’enthousiasme qu’était Luc Bihl), mais sur la
consommation de la Justice, si l’on veut bien nous pardonner le caractère
provocateur de l’expression.
Objet de débats, la Justice est
devenue un bien de consommation comme un autre, avec une offre et une demande,
un marché. Mais il y a plusieurs manières d’aborder la question de la Justice,
bien de consommation. On peut se pencher sur l’accroissement considérable du
nombre de procès (même si l’on constate une diminution sensible des affaires
civiles), donc de la demande de justice et analyser, en regard, l’offre de
l’État ou de la justice arbitrale. Nous nous y étions essayé lors des
cinquièmes journées René Savatier, à Poitiers, en octobre 1995. La question n’a
pas subi des évolutions telles qu’elle mériterait d’être reprise ici en l’actualisant.
En revanche, la Justice est devenue un bien de consommation courante dans la
presse; pas tellement d’ailleurs dans la presse juridique spécialisée,
qui s’intéresse davantage aux procès et aux questions de fond qui y sont
débattues qu’aux aspects d’organisation et de fonctionnement de notre Justice,
en France et dans le monde. Mais dans la presse quotidienne ou hebdomadaire.
Au-delà du traditionnel compte-rendu des affaires correctionnelles ou
criminelles d’actualité, la lecture de la presse écrite ou l’audition et la
visualisation des journaux radiophoniques et télévisés révèlent, chaque jour,
un intérêt croissant des journalistes pour la Justice, à travers quelques
affaires hypermédiatisées ; les tribunes d’idées, d’opinions réfléchies,
qui pourraient faire avancer le débat sur ces questions, manquent. Pour
l’essentiel, le phénomène de médiatisation ne concerne que les personnes mises
en cause dans quelques affaires, si possibles politico-financières. La Justice
est ainsi vue sous le prisme déformant du sensationnel, dès lors qu’une
importante personnalité politique peut être mise en cause dans une procédure.
Elle devient alors un bien de consommation courante au même titre que l’on
discuterait, en période de pénurie alimentaire (songeons à la guerre et à
l’immédiate après-guerre, avec les tickets de rationnement) du prix des
aliments de base et de l’approvisionnement de la population en fruits et
légumes, fromages, poissons et viandes ! La tentation de la justice
médiatique, qui bafoue les règles les plus élémentaires de la procédure,
notamment pénale, doit être associée à cette banalisation de la Justice,
produit à vendre et qui fait vendre comme le sexe ou les aventures amoureuses
des familles royales pour les journaux spécialisés dans l’un de ces créneaux.
à vrai dire, le phénomène de
médiatisation de la justice n’est pas nouveau[1] ;
déjà, Emile Zola utilisait la presse écrite (avec le célèbre « J’accuse »
dans l’Aurore du jeudi 13 janvier 1898) pour défendre la cause du capitaine
Dreyfus. Ce qui est nouveau à l’époque contemporaine, c’est la systématisation
de la tentation médiatique, tentation que nous avions déjà dénoncée dans notre
contribution aux mélanges offerts à notre collègue Monsieur le Doyen Gérard
CORNU et qui se traduit aujourd’hui, huit ans après, par trois
phénomènes :
-
d’abord, le
fait que certains juges (et non plus seulement les avocats) utilisent les
médias pour instruire les affaires sur la place publique et que la presse,
notamment écrite, a pris le parti d’être l’alliée objective (pour ne pas dire
plus) de certains juges d’instruction au lieu de s’opposer à eux, en tout cas
d’être du côté des mis en cause (I).
-
Ensuite, la
médiatisation concerne essentiellement les affaires politico-financières, ce
qui nous conduit à nous interroger sur la place respective de la valeur de la
personne humaine et de la valeur de l’argent dans l’architecture du dispositif
de lutte contre la délinquance (II).
-
Enfin, le
constat de dérives qui traduisent à la fois de graves manquements à la
déontologie et de fâcheuses lacunes professionnelles au plan de la compétence
juridique (III).
I) la
collusion des juges et des médias
à un
changement d’état d’esprit dans la manière de concevoir le beau métier de
journaliste (A), correspond la pratique de conduire des instructions
judiciaires dans les médias, véritable collusion des juges et des médias[2]
(B).
a) de la
défense des innocents à l’accusation des présumés innocents
Le journaliste dit
d’investigation de l’époque contemporaine ne défend plus un innocent présumé ou
injustement condamné, il accuse ouvertement quelqu’un, qui, parfois, n’est pas
encore entre les mains de la justice, pas même mis en cause judiciairement
parlant, d’avoir commis tels ou tels faits délictueux ; c’est là une
différence essentielle avec l’affaire Dreyfus et les objectifs de Zola :
le journalisme de défense des innocents est devenu un journalisme de délation,
que l’on habille habilement de l’expression « journalisme
d’investigation » pour mieux faire croire qu’il est inspiré par de nobles
mobiles, la défense de la morale publique. On est pourtant loin du journalisme
d’Albert Londres qui a donné son nom à un prix qui n’a rien à voir avec la
délation. C’est un couple infernal qui se forme en permanence, au plus haut
niveau de notre société ; infernal parce qu’il est contre nature que le
quatrième pouvoir n’ait plus un regard critique sur l’un des trois
autres ; infernal encore parce que la complicité, la collusion d’intérêts
est malsaine pour les droits de la défense : où est la place de ceux-ci pour
le malheureux qui non seulement est entre les griffes d’un juge d’instruction,
mais qui, de plus, doit subir les assauts médiatiques répétés des soit-disant
journalistes d’investigation ?
On nous dit parfois que sans le déballage public des affaires politico-financières,
celles-ci n’auraient pas pu éclore, ni arriver à leur terme. Sophisme !
Qui empêche un juge d’instruction, aujourd’hui, de mettre en examen qui il
veut, quand il veut (sous réserve des dispositions sur la mise en examen
tardive) ? le courage n’est plus de signer l’ordonnance de mise en examen,
mais de ne pas la signer sous la pression médiatique ; la remarque vaut
pour la mise en détention provisoire, largement injustifiée dans de nombreuses
affaires financières.
Il est certain en tout cas, que les Français ne sont pas dupes de ces
pratiques et de leurs effets pernicieux. à
en croire les résultats d’un sondage, 77% jugent anormal que la presse publie
des informations malgré le secret de l’instruction, 79% qu’elle divulgue le nom
des personnes mises en cause au risque de porter atteinte à leur réputation et
78% qu’elle publie des documents confidentiels[3].
b) la
conduite sur la place publique des instructions judiciaires
Curieux retour à l’antiquité ! De la même façon qu’à Athènes et dans les
cités grecques les procès se déroulaient publiquement, à l’air libre, sur
l’agora, avec le tribunal populaire de l’Héliée, mais avec des accusés
judiciairement revêtus de cette qualité, aujourd’hui, les présumés innocents
sont jetés en pâture dans ce qui vaut spectacle médiatique, à la télévision (si
possible au journal de 20 heures), à la radio (avec la diffusion en boucle tous
les quarts d’heure sur les radios spécialisées dans l’information en continu)
et dans la presse écrite (avec un titre accrocheur sur cinq ou six colonnes ou
une jaquette de vente adaptée à la région où réside la personnalité mise en
cause).
Les exemples ne manquent pas ;
pratiquement toutes les affaires politico-financières de ces dix dernières
années ont été l’objet d’instructions publiques au mépris le plus total des
droits de la défense ; on a même vu un ministre des finances obligé de
démissionner du gouvernement, avant même que sa mise en examen ne soit
officielle, pour finalement être lavé de tout soupçon. Mais à quel prix, pour
lui, sa famille, sa carrière politique, sans oublier le respect de la
présomption d’innocence ? Son procès médiatique, avant la phase judiciaire
de jugement aura duré plus longtemps que son procès judiciaire devant le
tribunal correctionnel. Rares sont les affaires de ce genre ainsi médiatisées
qui arrivent à émerger au niveau d’une sanction judiciaire des responsables de
ces dérives médiatiques lorsque le ou les intéressés injustement mis en cause
sont ensuite reconnus innocents. Ainsi, on a vu, en mars 1994, un rapport
confidentiel d’un procureur général transmis à la chancellerie dans le cadre
d’une information judiciaire ouverte contre X (donc sans possibilité pour des
tiers à l’institution judiciaire d’avoir accès au dossier et de le transmettre
à la presse), être reproduit quasiment intégralement dans l’hebdomadaire l’Express
et, dans la même affaire, l’auteur du rapport confirmer par un communiqué à
l’Agence France-Presse que ce rapport était bien le sien ; curieuse
conception de la justice qui n’est plus étatique mais médiatique, du fait même
de l’une des plus hautes institutions judiciaires de l’Etat. Au final, le
rapport fut reconnu « mensonger et diffamatoire » par le
tribunal correctionnel de Lyon[4],
pour avoir affirmé, à tort et sans aucune vérification à la préfecture à
laquelle sont transmises les délibérations des conseils municipaux, que le
maire et deux de ses adjoints avaient trafiqué le budget d’une grande ville
pour y inscrire, sans vote du conseil municipal des subventions au profit
d’associations de groupements d’élus ; accusation grave qui, si elle
s’était avérée exacte aurait valu aux mis en cause leur traduction devant une
cour d’assises ; il y avait plus que négligence de la part de ce procureur
général. Les victimes médiatiques de cette double faute (le mensonge et la diffamation
d’une part, la transmission à la presse par un membre, non identifié, du
service public de la justice d’autre part) obtinrent la réparation symbolique
du franc de dommages-intérêts[5],
avant d’être finalement reconnus innocents, deux ans plus tard, par le tribunal
correctionnel devant lequel ils avaient été renvoyés malgré l’inexistence
juridique évidente de toute infraction (production du mandat régulier de
l’assemblée générale de l’association les ayant mandatés à agir comme ils
l’avaient fait, alors qu’ils étaient accusés d’avoir abusé de la confiance de
cette association)[6].
Belle victoire juridique et morale au final, mais à quel prix là encore ?
L’un des accusés perdit sa situation professionnelle, l’autre sa carrière
politique, le troisième reçut des lettres anonymes, tomba malade et dû
abandonner certaines de ses activités professionnelles. Aucun des protagonistes
de cette mauvaise saga judiciaire, même pas digne d’un film de série B, ne fut
inquiété dans le déroulement de sa carrière : le procureur général ne fit
pas l’objet de poursuites disciplinaires alors qu’il avait signé un rapport « mensonger
et diffamatoire » (cela ne serait peut-être pas le cas aujourd’hui à
en juger à l’aune d’affaires portées devant le CSM) ; il fut même nommé à
la tête du Parquet général d’une autre cour d’appel, plus importante que la
précédente ! Quant au juge d’instruction il continua à instruire des
dossiers sensibles alors qu’il avait montré, dans l’un d’entre eux au moins, sa
méconnaissance totale du droit pénal spécial et des éléments constitutifs du
délit d’abus de confiance, bien que les mis en cause aient attiré son attention
sur ce point dans leurs écritures.
Mais derrière la multiplication des
affaires ainsi outrageusement médiatisées - et dont il importe peu d’en dresser
ici un inventaire complet - l’interprète, l’honnête homme, doit chercher à en
discerner les grandes orientations, à en dégager les enseignements pour que
cessent ces situations d’intolérables atteintes à la présomption d’innocence et
à l’honneur des personnes mises en cause. Deux de ces enseignements ressortent
à titre principal : la primauté de la médiatisation de tout ce qui touche
à l’argent sur la médiatisation des atteintes aux personnes ; la faute
déontologique et l’incompétence professionnelle à l’origine de ces affaires.
II) la
primauté de la médiatisation des affaires financières sur celle des atteintes
aux personnes
a) le constat de l’inversion
des valeurs
Ce qui frappe dans l’actualité la plus récente, c’est la primauté de la défense
de la valeur de l’argent sur la défense de la valeur humaine ; pour la
presse, comme pour la justice, en tout cas celle qui se met sur le devant de la
scène et qui travaille la main dans la main avec les journalistes, ce sont les
affaires de corruption, de délits financiers qui retiennent leur attention et
mobilisent leur énergie de juge ou de journaliste. A l’exception de quelques
grandes affaires criminelles difficiles à élucider ou qui révèlent de graves
dysfonctionnements de la justice (affaires Dominici dans les années 50,
du malheureux petit Grégory ou encore de la petite Céline,
affaire Dutroux en Belgique) la tentation médiatique ne concerne que les
affaires politico-financières.
a) Ce choix de privilégier les
atteintes aux biens sur les atteintes aux personnes, est révélateur d’une
inversion des valeurs dans notre société de fin du XXème siècle et de début du
XXIème siècle : juges et journalistes s’intéressent plus aux affaires de
détournement d’argent public, de corruption, de blanchiment d’argent qu’aux
affaires de trafics d’esclaves, d’esclavage sexuel (prostitution, pédophilie),
voire de trafic de stupéfiants qui, pour concerner des sommes considérables
n’en touchent pas moins gravement aux personnes par les ravages que provoque
l’utilisation des drogues. Or, une démocratie, c’est d’abord un capital de
valeurs et en ce domaine la primauté doit être donnée à la personne humaine.
b) La collusion médias/justice n’est
pas innocente sur ce terrain de l’argent, à preuve, la montée en puissance des
ventes, donc du chiffre d’affaires, des journaux qui mettent à la une de leurs
premières pages les affaires politico-financières ou encore, la pratique des
hebdomadaires de ne pas utiliser la même jaquette selon la zone de diffusion,
l’élu mis en cause « bénéficiant », dans sa région, de la publicité maximale ;
n’est-ce pas pour faire vendre ? Le journalisme dit d’investigation, fondé
sur la défense de la morale publique, s’habille ainsi des habits de l’argent.
Là encore, les Français ne se laissent pas abuser par le discours sur la
moralisation de la vie publique ; selon le même sondage CSA de septembre
1997, 72% des Français estiment que les journalistes qui traitent de ces
affaires cherchent avant tout à faire une bonne audience ou à augmenter les
ventes[7].
B) Des causes que l’on peut chiffrer
a) Comment, dès lors, ne pas
être consterné par le fait que l’empalement d’une prostituée en plein Paris, en
décembre 2001, ne fasse que trois lignes d’un entrefilet de certains journaux
seulement, alors que, dans le même temps, l’affaire dite des HLM de Paris, ou
encore l’affaire Elf (avec au final le renvoi d’un ancien ministre pour le
recel d’un achat de bottines en cuir !), occupent à longueur de colonnes
l’actualité des journaux d’information.
b) Comment ne pas être offusqué par
la triste constatation que les effectifs de la police affectée à la lutte
contre le proxénétisme et la prostitution des mineurs aient baissé entre 1987
et 1999 (de 182 à 105 personnes)[8],
alors que la chute du mur de Berlin et des dictatures communistes d’Europe
centrale et orientale a conduit un grand nombre de femmes, mineures le plus
souvent, à envahir les trottoirs et les grands boulevards de Paris sous la
coupe implacable et sanguinaire de proxénètes qui ne sont que de véritables
trafiquants d’êtres humains, sans foi ni loi.
c) Comment ne pas s’étonner que
l’effectif de juges d’instruction affectés, à Paris aux affaires financières
soit plus important – et de beaucoup – à celui des juges affectés aux atteintes
aux personnes. Le seul annuaire du TGI de Paris pour l’année 2000- 2001 indique
que 60 juges d’instruction sont affectés aux affaires financières (le fameux
« pôle financier »), 10 à la section des mineurs, 7 seulement à la
lutte contre le terrorisme et 46 au « service général ». Sans compter
ce dernier service (dont beaucoup de juges qui lui sont rattachés instruisent
aussi des affaires financières), c’est donc 50% de l’effectif des juges
d’instruction qui se voit attribuer la tâche de traquer les délinquants
« financiers ». Au nom de qui et pour défendre quelles valeurs, cette
répartition a-t-elle été décidée ? Même remarque pour les trois affaires
du sang contaminé, de l’hormone de croissance et de la vache folle confiées à
un seul juge d’instruction qui doit traiter par ailleurs, vient-elle de
révéler,[9]
cent autres dossiers ; au nom de quoi a-t-on ainsi privilégier la lutte
contre la corruption au détriment des victimes, toutes mortes ou qui vont
l’être très rapidement, de ces trois grand drames ? La vie humaine,
notamment en matière de lutte contre le terrorisme a-t-elle moins d’importance
que la lutte contre la corruption ? Loin de nous l’idée de nier la
nécessité de mener ce dernier combat, mais dans une situation de pénurie de
juges et de moyens (en tout cas c’est ce qui se dit au sein du pôle financier
de Paris), ne faut-il pas privilégier la défense des personnes sur celle de
l’argent ? Quand on suit de près le courageux combat de la présidente de
SOS Attentats, elle-même victime d’un acte de terrorisme, on ne peut pas ne pas
se poser la question de savoir ce qui motive une telle répartition de nos
juges. Est-ce leur compétence supposée ? Mais alors, il devait être plus
aisé de trouver des juges peu au fait des lectures de bilans et des transferts
financiers off shore, mais intéressés par les affaires criminelles
relatives aux personnes, que des juges financiers. Ne serait-ce pas plutôt
qu’instruire une affaire financière c’est médiatiquement plus porteur que
d’instruire une affaire de crime de sang, surtout si un homme politique y est
mêlé, c’est professionnellement plus rentable que de pourchasser les
trafiquants d’esclaves sexuels et politiquement plus propice à se faire
connaître de la classe politique pour en tirer un jour un avantage de carrière
sous forme d’un siège de député ou de conseiller d’un gouvernement français ou
étranger ? N’est-il pas significatif à cet égard que celui qui fut
considéré par son ministre de tutelle comme l’auteur d’un véritable « cambriolage
judiciaire » lorsqu’il perquisitionna en-dehors de sa saisine au siège
de la société Urba et du Parti socialiste (le juge Thierry Jean-Pierre), se retrouva député européen
d’un parti de droite (au moins il a eu le mérite et le courage de démissionner
de la magistrature, pas de se mettre en disponibilité, ce qui le prive de tout
retour au bercail) et que, à l’inverse, le juge Eric Halphen, à l’issue inéluctable (en l’état du droit positif)
de son combat dérisoire mais médiatisé contre le Chef de l’Etat, ne trouvera
rien de mieux comme reconversion professionnelle que de penser entrer en
politique, comme député (ce qui lui fut prudemment refusé par le parti
socialiste sollicité, mais accepté par un candidat souverainiste à l’élection
présidentielle) ? N’est-ce pas la révélation publique que l’insuffisance
de ses compétences juridiques conduit celui qui se la voit reprocher (par la
voie de l’annulation de ses actes d’investigation) à fuir vers une fonction
élective qui ne demande certainement pas autant de sérieux et de
connaissances ; il est sans doute plus aisé d’être député (une fois
investi par le parti majoritaire dans une bonne circonscription ou en bonne
place sur une liste à la proportionnelle) que de se frotter tous les jours de
sa vie professionnelle aux exigences du code de procédure pénale ou
civile ! Car ce sont ces insuffisances professionnelles qui, le plus
souvent, sont à l’origine des dérives que l’on peut constater en ces temps
d’incertitude dans la vie de la Cité.
III) les
insuffisances professionnelles et les manquements déontologiques
On les trouve tant du côté des médias (A) que de celui des juges (B). Dans les
deux cas, la question reste posée des moyens de les sanctionner et de les
prévenir.
A) Côté médias
Là encore, les Français ne se laissent pas abuser par le discours moralisateur
sur l’utilité et la justification de ces enquêtes et le sérieux apparent de
cette justice médiatique. Ils portent des appréciations extrêmement sévères sur
les méthodes des médias : 84% des sondés des 18 et 19 septembre 1997
(sondage CSA précité) estiment que les journalistes ne prennent pas toujours le
temps de mener un véritable travail de vérification et d’enquête avant de
livrer des informations au public sur les affaires ; cette opinion est
partagée par l’ensemble des catégories socio-professionnelles.
a) C’est en raison de ces insuffisances professionnelles, que nous avions
préconisé, sans illusion, que les journalistes puissent être déclarés
« juges de fait », comme un ordonnateur peut être déclaré comptable
de fait par une Chambre régionale des comptes ou par la Cour des comptes. S’il
se conduit comme un juge, ce journaliste sera traité rétroactivement comme un
juge et on pourra ainsi lui appliquer les règles qui constituent la discipline
des magistrats professionnels[10],
avec la sanction éventuelle d’interdiction d’exercer quelque temps dans le
champ de l’investigation s’il a violé sa déontologie et celle des juges.
Une ébauche d’application de cette proposition a été
donnée par le tribunal correctionnel de Paris dont la 17ème chambre,
spécialisée dans le droit de la presse, a jugé par deux fois que le journaliste
qui traite de faits faisant l’objet d’une procédure judiciaire en cours doit
observer les mêmes précautions que le juge lui-même[11].
Selon les commentateurs avisés et avertis des jugements la solution donnée « constitue
incontestablement une partie de la réponse qui peut être apportée à certaines
dérives ponctuelles contre lesquelles force est de constater que la simple
déontologie ne peut rien ». Le Tribunal de Paris n’a pas interdit aux
journalistes de traiter des affaires en cause, à leur manière, mais tout au
contraire a reconnu la légitimité du but qu’ils poursuivaient ; il leur a
simplement imposé, comme aux écrivains qui souhaitent informer leurs lecteurs
de tels faits, la même démarche et la même prudence que celles d’un juge. La
solution adoptée par le tribunal est d’autant plus importante, qu’en l’espèce,
les personnes mises en cause par les journalistes n’étaient pas mises en
examen, étendant ainsi la protection que doit conférer le respect de la
présomption d’innocence.
Après avoir affirmé, dans les deux affaires, qu’à « l’égard
de celui qui fait profession d’informer, l’admission de la bonne foi est
subordonnée à la réunion de quatre critères : la légitimité du but
poursuivi, l’absence d’animosité personnelle, l’existence d’une enquête
sérieuse et la prudence dans l’expression », le tribunal constate que
les deux premières exigences sont remplies, mais que ce n’est pas le cas pour
les deux autres. Dans le jugement rendu le 9 mai 1997, « le tribunal
relève que lorsque le journaliste décide de publier des éléments extraits d’une
procédure judiciaire en cours, sans attendre son aboutissement, il doit
s’entourer des mêmes précautions et faire preuve de la même prudence que le
juge lui-même, sous peine de porter gravement atteinte à la présomption
d’innocence à laquelle a droit chaque individu ». Dans le jugement
rendu le 21 novembre 1997, la formulation est légèrement différente : « lorsque
des journalistes ou des écrivains font le choix de porter sur la place publique
les éléments d’une procédure judiciaire en cours, sans attendre le résultat de
celle-ci, ils doivent s’entourer de précautions particulières, analogues à
celles qui dictent la démarche du juge lui-même, notamment lorsqu’il s’agit de
mettre en cause des particuliers ou, comme en l’espèce, un fonctionnaire et non
un personnage public volontairement exposé à la critique de ses concitoyens,
sous peine de porter gravement atteinte à la présomption d’innocence et de
compromettre irrémédiablement l’honneur et la considération d’autrui ».
En ce qui concerne la bonne foi, le tribunal ajoute
(jugement du 9 mai) « que le journaliste ne s’est pas borné à
reproduire, avec la distance indispensable, les accusations de X., mais qu’il
s’est au contraire appliqué à les accréditer, de manière insidieuse, dans
l’esprit des lecteurs en en faisant un récit au style direct, vivant, qui leur
donne corps et véracité » ; en conséquence de quoi, « le
Tribunal considère que les critères de l’enquête sérieuse et de la prudence
dans l’expression de la pensée ne sont pas réunis et que le prévenu ne peut
bénéficier de l’excuse de bonne foi ». La bonne foi n’est pas non plus
retenue dans le jugement du 21 novembre.
b) Les journalistes eux-mêmes
s’interrogent sur leur déontologie. C’est une loi du 29 mars 1935, adoptée sans
débat et promulguée par le Président Albert Lebrun, qui reconnaissait, pour la
première fois, qu’écrire dans un journal est un véritable métier[12],
avec la conséquence de la délivrance d’une carte professionnelle à ceux qui
l’exerceraient, c’est à dire à ceux qui ont « pour occupation
principale, régulière et rétribuée, l’exercice de leur profession dans une
publication quotidienne ou périodique éditée en France ou dans une agence
française d’informations, et qui en tire le principal des ressources
nécessaires à son existence ». Mais le législateur n’a pas défini ce
qu’est le journalisme, se contentant de cette définition du journaliste
professionnel. D’où, sans doute, les dérives et le rappel à l’ordre par la
Commission de la carte d’identité des journalistes professionnels, en 1992, à
propos des événements de Roumanie et de la guerre du Golfe : « face
au discrédit dont les médias font l’objet dans l’opinion, si l’on en croit les
sondages et compte tenu des conditions de plus en plus scabreuses qui président
à la collecte de l’information – âpreté de la concurrence, hantise de
l’Audimat, recherche du scoop à tout prix, poids de la publicité, vitesse accélérée
de la transmission des nouvelles, réduction du temps nécessaire à leur
vérification, etc.. – la Commission … appelle ses quelques 27000 ayants droit à
la plus grande vigilance et estime de son devoir d’appeler solennellement les
éditeurs et les journalistes, chacun selon ses responsabilités, à conjuguer
leurs efforts pour donner un coup d’arrêt à cette dangereuse dérive ».
Ce communiqué fut critiqué … par le Syndicat de la presse parisienne. Mais le
21 mars 1995, la Commission nationale consultative des droits de l’homme, alors
présidée par un ancien bâtonnier, Paul Bouchet, proposait que « soit
établi, à l’initiative des organisations représentatives des journalistes, un
code déontologique de la profession » et « que toute demande
d’attribution de la carte d’identité professionnelle soit subordonnée à une
adhésion expresse aux principes de ce code, que toute violation grave desdits
principes, valant rupture de l’engagement contracté, entraîne le retrait ou le
non renouvellement de la carte » pour le journaliste mis en cause. Le
bon sens n’étant pas forcément la chose la mieux répandue, cette proposition se
heurta à l’hostilité des dites organisations représentatives ![13]
Cinq ans après le communiqué de la Commission de la carte, le sondage précité
des 18 et 19 septembre 1997 vient, comme un écho, confirmer les craintes et les
exhortations de cette Commission. Les dérives existent toujours et rien n’a été
fait, comme si les journalistes devaient échapper aux exigences d’une
déontologie d’autant plus nécessaire que l’exercice de leur métier les conduit
à mettre en cause des tiers.
c) Les moyens judiciaires de mettre fin, a posteriori malheureusement,
aux dérives d’une justice médiatique, existent ; on songe aux textes sur
la diffamation et au référé judiciaire utilisé, précisément, dans le cadre de
ces affaires médiatico-judiciaires[14].
Mais ils se heurtent souvent au principe de la liberté d’expression et c’est
bien sous cet angle que la Cour européenne des droits de l’homme essaye de
concilier la liberté de la presse et la protection des victimes d’une justice
médiatique, particulièrement le respect de la présomption d’innocence. Encore
faut-il distinguer les cas où les médias ne sont que les vecteurs d’accusations
portées par des autorités publiques, de ceux où ils constituent en eux-mêmes
une véritable justice médiatique, parallèle à celle de l’État.
1) Lorsque les médias ne sont que
les vecteurs d’une accusation pénale portée contre un tiers par une autorité
publique non qualifiée pour le faire, la liberté d’expression joue pleinement
au profit de l’organe de presse, mais le principe du respect de la présomption
d’innocence conduit à condamner l’auteur de cette atteinte.
La démonstration en a été faite
d’abord en droit européen. Dans l’affaire Petra Krause c/ Suisse,
la Commission européenne des droits de l’homme a émis l’avis que “ le
principe fondamental de la présomption d’innocence garantit à tout individu que
les représentants de l’État ne pourront le traiter comme coupable d’une
infraction avant qu’un tribunal compétent ne l’ait établi selon la loi ”[15].
C’est surtout dans l’arrêt Allenet de Ribemont c/ France, que la
Cour européenne devait confirmer avec éclat sa position (en accordant deux
millions de francs au requérant)[16] ;
en l’espèce le requérant avait été accusé publiquement, sur les antennes
radiophoniques et à la télévision, par le ministre de l’intérieur en exercice,
d’avoir commandité le meurtre d’une importante personnalité politique (Jean de
Broglie), alors qu’il n’était pas encore inculpé (on dirait aujourd’hui mis en
examen) mais simplement gardé à vue ; après onze ans et huit mois de
procédure (le gouvernement français refusant la communication des cassettes
vidéo ayant enregistré la conférence de presse du ministre), la Cour proclame
que “ le champ d’application de l’article 6, § 2, ne se
limite pas à la seule hypothèse d’une atteinte à la présomption d’innocence
provenant d’une autorité judiciaire, mais également aux atteintes émanant
d’autres autorités publiques ”[17].
Concrètement, et bien que l’article 6, § 2 se situe dans un article
consacré au procès, on ne peut plus limiter le domaine de la présomption
d’innocence à l’existence d’une accusation pénale (même en donnant à celle-ci
un sens très large) portée contre quelqu’un par “ l’autorité
compétente ”, car il est évident que dans l’arrêt Allenet de Ribemont,
le ministre de l’Intérieur n’était pas compétent pour “ notifier ”
une accusation[18].
Point n’est besoin d’être justiciable pour bénéficier de cette protection.
La jurisprudence judiciaire
française elle-même a renforcé la portée de la présomption d’innocence en en
imposant son respect au membre d’une autorité publique, certes membre d’une
autorité administrative indépendante, donc d’un organe doté de pouvoirs de
sanction (en l’occurrence la COB et son président), mais dans une hypothèse où
cette personne s’était exprimée publiquement sur le comportement d’une
personne, alors qu’elle n’était chargée ni des poursuites ni du jugement au
fond ; ce n’est donc pas sa qualité de juge qui fut retenue pour
sanctionner son comportement, mais sa seule appartenance à cette autorité
publique[19].
Ces extensions posent le problème de la conciliation
du respect de la présomption d’innocence avec la liberté d’expression et le
besoin d’informer, d’autant plus que, dans l’affaire Oury, le président
de la COB tient de la loi un pouvoir d’information du public. D’ailleurs, dans
l’affaire Allenet de Ribemont, la Cour européenne ne manque pas de
relever que le respect de cette présomption “ ne saurait empêcher les
autorités de renseigner le public sur les enquêtes pénales en cours, mais il
requiert qu’elles le fassent avec toute la discrétion et toutes les réserves
que commande le respect de la présomption d’innocence ” (§ 38).
En somme, tout est dans le sens de la mesure, de l’équilibre, comme toujours en
matière de droits procéduraux. C’est la liberté de la presse qui est ici en
cause, mais le “ droit ” d’informer justifie-t-il tout et n’importe
quoi ?
2) Lorsque les médias se livrent
spontanément à un travail dit d’investigation qui les conduit à mettre en cause
des tiers, la question de la liberté d’expression en concours avec la
protection de l’innocence des tiers est plus délicate.
La Cour européenne des droits de
l’homme, protège, de manière quasi-absolue, la liberté d’expression[20],
y compris les sources des journalistes, sources qu’ils ne sont point obligé de
révéler[21].
Mais si elle a condamné l’État belge pour procès inéquitable à l’encontre de
deux journalistes qui avaient mis en cause l’impartialité de trois magistrats
en prêtant à l’un d’entre eux des sympathies pour l’extrême droite[22],
elle a aussi justifié la condamnation (à une peine d’amende de faible
importance), par une juridiction autrichienne, d’un journaliste pour un article
qui était susceptible d’influer sur l’issue d’une procédure pénale[23].
La motivation de la Cour montre combien elle est soucieuse de mettre un frein,
sinon un terme, aux dérives de la justice médiatique : « si l’on
s’habitue au spectacle de pseudo-procès dans les médias, il peut en résulter, à
long terme, des conséquences néfastes à la reconnaissance des tribunaux comme
les organes qualifiés pour juger de la culpabilité ou de l’innocence quant à
une accusation pénale ». C’est ici l’émergence d’un principe de
précaution appliqué aux journalistes. L’Angleterre semble aussi s’orienter vers
un contrôle des médias par la technique du « contempt of Court »
pour garantir le bon fonctionnement de la justice[24].
B) Côté justice
On raisonnera à partir de quelques exemples, avant de montrer que tant le
contexte judiciaire français que le contexte social ne sont guère favorables à
une culture de loyauté et de vérité dans le domaine du champ des accusations
pénales.
a) Ce qui frappe dans toutes ces affaires outrageusement médiatisées, c’est
l’insuffisance professionnelle et les manquements déontologiques de leurs
protagonistes qui, ensuite, viendront se plaindre, se poser en victimes,
lorsque leurs erreurs ou leurs fautes seront sanctionnées les unes par une
chambre de l’instruction, les autres par l’organe disciplinaire ; la
victimisation est un procédé commode d’évacuation de ses propres
déficiences ; on n’est pas incompétent ou mauvais juge, on est victime du
contrôle (injuste bien sûr) des autres. La procédure, dont il faut rappeler ici
qu’elle est la sœur jumelle de la liberté, la gardienne éclairée, la sentinelle
avancée de nos libertés fondamentales, est méprisée, violée ouvertement,
contestée dans son principe. Excès de notre part dans un jugement qui serait
par trop partiel et passionné ? Malheureusement non, comme les exemples
suivants permettront d’en juger. Et plus l’affaire est médiatisée, plus les
fautes déontologiques et les insuffisances professionnelles sont importantes et
réciproquement ; on ne médiatise, généralement, que l’erreur, car ce qui
compte, ce n’est pas la vérité mais le chiffre de vente du journal. Que l’on en
juge par quelques exemples récents.
1) Ainsi, interrogé sur ses actes d’instruction maintes fois annulés par
l’organe légitime de contrôle que constitue une chambre de l’instruction, le
juge Eric Halphen répond « la
procédure n’est pas une science exacte. Tout est question
d’interprétation »[25].
Certes, la part d’interprétation est inhérente à la matière juridique, c’est
même pour cela qu’on a besoin de bons juristes et que la science du droit est
aussi l’art du difficile, mais réduire les annulations de procédure à une
question d’interprétation, alors que les règles de nos codes de procédure
civile et pénale sont tout de même assez claires et contraignantes et laissent
peu de place au doute, c’est un peu court comme réponse ; c’est cacher sa
méconnaissance de ces codes derrière l’apparence d’inéluctables divergences
d’interprétation, alors que respecter un délai, une règle de saisine, une
interdiction d’autosaisine, la communication d’un dossier aux avocats, ne
supposent guère d’interprétation. Pour prendre un exemple dans l’activité
professionnelle du juge qui a tenu ce propos, comment a-t-il pu convoquer comme
simple témoin une personne dont il dit que tout laisse supposer qu’elle est
directement impliquée dans la commission d’une infraction ? Tout étudiant
en droit de deuxième année sait que le juge d’instruction ne peut pas entendre
comme témoin celui contre lequel pèse de telles charges, qu’il doit l’entendre
soit comme témoin assisté soit comme mis en examen, afin de le faire bénéficier
des droits de la défense ; et le même étudiant en droit sait aussi que la
sanction de la violation de cette règle éminemment protectrice des libertés est
la nullité de la procédure ! Alors, il ne faut pas venir cacher ses
insuffisances professionnelles derrière la pression politique et les magouilles
des hommes politiques. Dans une affaire voisine, impliquant elle aussi le chef
de l’Etat, aux dires en tout cas de la presse, le juge desmure a beaucoup mieux appliqué la loi et évité le piège
de l’annulation de sa procédure ; constatant, en son âme et son
conscience, que le chef de l’état
était mis en cause comme auteur ou complice d’infractions, il ne va pas
chercher à l’entendre comme simple témoin ; il va, tout au contraire,
souligner que les charges justifieraient une mise en examen mais qu’en raison
de la jurisprudence du Conseil constitutionnel alors applicable, il ne peut
procéder à la notification de celle-ci ; à le convoquer comme simple
témoin il savait qu’il prenait le risque, si l’intéressé y répondait, de
provoquer ensuite l’annulation de toute sa procédure ; le droit est ici
connu et appliqué à bon escient.
2) Il est significatif à cet égard de constater que dans leur curieux
« appel de Genève » du 1er octobre 1996, les magistrats
qui ont rédigé ce manifeste ne réclamaient pas davantage de respect des droits
de la défense (alors qu’en France au moins, la magistrature est la gardienne
des libertés, selon le texte même de notre constitution), mais, tout au
contraire, que les transmissions internationales d’actes de procédure se
fassent directement de juge à juge, sans passer par les règles procédurales
normales et que les voies de recours soient systématiquement réduites, pour ne
pas dire supprimées, car elles seraient utilisées par les personnes mises en
cause pour différer la communication des pièces d’une procédure ! On croit
rêver : les règles de procédure, notamment les voies de recours sont
faites pour protéger, pour contester les actes faits par un juge, le tout dans
la perspective du respect des garanties dues aux citoyens dans une démocratie
digne de ce nom. Largement médiatisé, complaisamment présenté dans la presse
comme la résistance légitime des juges aux turpitudes des justiciables, cet
appel est au contraire un acte attentatoire aux libertés fondamentales et doit
être dénoncé comme tel. Bien peu l’ont dit[26].
C’est un discours récurrent que celui de la gêne, de l’entrave que
constituerait la procédure à l’action des juges d’instruction ; c’est
oublier que la procédure est précisément faite pour protéger les citoyens contre
les excès des juges ! C’est la protection des libertés qui est en cause.
3) C’est un jugement sévère, pour ne pas dire plus, que porte la Cour d’appel
de Paris[27]
sur l’activité du juge ayant instruit l’affaire et sur les représentants du
parquet dans l’affaire Jean-Luc Lagardère : « la réalité et
l’utilité des prestations fournies par la société bénéficiaire aux sociétés
débitrices en exécution des conventions conclues ne sont pas
discutées » ; « aucun élément de l’instruction ne permet
d’établir l’existence manifeste entre les prestations litigieuses fournies par
la société bénéficiaire et le montant des redevances versées en contrepartie
par les sociétés débitrices ». Cette affaire rappelle curieusement le
jugement rendu par le tribunal correctionnel de Lyon le 10 mai 1996 dans
l’affaire, déjà évoquée, des subventions municipales qui auraient été
détournées de leur affectation, alors que « les transferts de fonds
litigieux ne peuvent être considérés que comme la stricte exécution de la
volonté des associations en cause, librement exprimée par leurs membres »[28],
ce que le juge d’instruction et le Parquet savaient depuis le premier jour de
l’audition des mis en examen, ceux-ci ayant produit les pièces justifiant du
mandat régulièrement donné par les membres de l’association à leurs dirigeants.
Dans ces deux affaires, les manquements professionnels sont patents :
méconnaissance totale du droit pénal spécial, ce qui renvoie à la question de
la formation des magistrats, sans même parler de la faute déontologique à
occulter, intellectuellement s’entend, les documents produits et qui
disculpaient les mis en examen. Aucune poursuite disciplinaire n’a été lancée
contre les intéressés.
b) Ces exemples s’insèrent dans un contexte judiciaire français qui, s’il ne
faut pas généraliser, n’est guère favorable, au niveau de l’instruction et des
poursuites en tout cas, à une culture de vérité et de loyauté, à la différence
d’autres systèmes judiciaires, notamment anglo-saxon. Ils ne sont sans doute
que la face émergée de pratiques enfouies au tréfonds des greffes, comme
l’affaire dite des disparues de l’Yonne vient de le révéler dramatiquement,
avec des sanctions auxquelles on n’était pas habitué et alors que pour beaucoup
plus grave que cela (cf. supra, l’affaire du rapport « mensonger
et diffamatoire » d’un procureur général où l’on n’est plus dans le
seul domaine de la négligence) aucune poursuite disciplinaire ne fut jamais
engagée contre l’intéressé. Cette affaire est sans doute le tournant de la vie
judiciaire française, le signal fort donné aux juges que désormais tout n’est
pas permis, tout n’est pas possible sans sanction.
Cette culture de la déloyauté on en trouve trace à trois niveaux :
- celui du législateur qui, jusqu’à l’entrée en
vigueur du nouveau code pénal le 1er mars 1994, acceptait que l’on
puisse mentir devant un juge d’instruction et devant des OPJ, sans être
inquiété pour faux témoignage (anciens articles 361 et 362). Quand on songe que
le président Richard Nixon fut
contraint de démissionner pour avoir menti (on se souvient de son surnom de
Richard le menteur) et que le président Bill Clinton
fut davantage poursuivi pour ses mensonges supposés que pour ses pratiques
sexuelles, on mesure le gouffre entre nos deux cultures ! Mentir sous
serment est une insulte à la liberté.
- Au niveau de la chambre criminelle de la Cour de
cassation la déloyauté n’est pas toujours pourchassée avec vigueur ; si
elle le fut dans la célèbre affaire Wilson de 1888, on relève
encore un arrêt du 4 juin 1997, par lequel elle juge qu’un témoin peut mentir
au cours de son audition sur commission rogatoire, au motif que la parole est
libre, interprétant abusivement l’immunité accordée par l’article 41 de la loi
du 29 juillet 1881 aux discours prononcés et aux écrits produits devant les
tribunaux, alors que ce texte a été conçu pour favoriser l’éclosion de la
vérité, pas pour favoriser le mensonge. En l’espèce, le témoin prétendait ne
pas être au courant d’une délibération municipale, alors que membre du conseil
municipal, le P.V. de séance attestait de sa présence et de son vote favorable
à ladite délibération et que son mensonge accréditait la thèse de la
manipulation du budget par le maire et deux de ses adjoints, dont l’adjoint aux
finances !
- Au niveau des pratiques judiciaires enfin, un
Procureur de la République a-t-il pu écrire, en 1995, que si le témoin avait
menti devant le juge d’instruction postérieurement à l’entrée en vigueur du
nouveau code pénal (mensonge incriminable donc comme un faux témoignage), il
l’avait fait de « bonne foi », ce qui excluait toute poursuite
de sa part contre l’auteur des propos ! Ou encore, la disparition, niée
pendant des années par le même procureur (attitude qui ne fut jamais
sanctionnée au disciplinaire) d’un document qui aurait provoqué automatiquement
le dépaysement d’un dossier, alors que le document avait été enregistré dans
l’ordinateur du parquet et que c’est parce que l’intéressé usa de son droit de
connaître le contenu de ce fichier informatisé, que le procureur dut avouer que
ce document avait bien existé ! Que penser encore du procédé qui consiste
à ne coter que tardivement des pièces entrées dans un dossier plusieurs mois
auparavant, ce qui ne permet pas aux avocats d’en connaître immédiatement, donc
de défendre avec efficacité leur client ? Que penser encore des écoutes
placées dans un parloir de prison ou de la sonorisation d’un appartement que
l’on vient de perquisitionner ? Ou du procédé qui consiste à redicter au
greffier les réponses apportées par un mis en examen ou un témoin au juge
d’instruction, sans lui permettre de lire en direct l’écran de l’ordinateur de
ce greffier, au risque d’une déformation des réponses que la relecture quelques
heures plus tard ne permettra pas toujours de rectifier ? Tout ceci n’est
inspiré que par un seul souci, instruire à charge et à charge seulement ;
il est significatif de souligner qu’à la veille de son départ de la
magistrature, la juge Eva joly a
reconnu que beaucoup d’instructions ne se déroulaient qu’à charge[29],
accréditant ainsi, sans le vouloir, la thèse de la suppression du juge
d’instruction pour le faire basculer dans le camp des autorités de poursuite
(avec un discours récurrent contre la procédure[30]
et contre la Cour européenne des droits de l’homme, spécialement[31]).
c) Le contexte social français
lui-même éclaire ces dérives ; contrairement à ce que la France proclame
haut et fort, elle n’est pas la seule et la première patrie des droits de
l’homme, d’abord parce que les proclamations anglaise (Grande Charte de 1215) et
américaine (Constitution de 1787) sont antérieures à notre Déclaration des
droits de l’homme et du citoyen de 1789, ensuite parce que le culte de la
primauté du droit n’est pas dans notre culture ; il faudra attendre la
jurisprudence européenne fondée sur l’article 6 de la Convention européenne des
droits de l’homme pour que nous prenions conscience de notre retard en ce
domaine et c’est seulement le 15 juin 2000 que notre procédure pénale fut enfin
hissé au niveau des standards européens de protection des libertés. à contre épreuve, le vent de folie
sécuritaire qui a soufflé, à droite comme à gauche, sur notre pays fin 2001 et
début 2002, pour essayer de réformer, voire d’abroger les principales
dispositions de la loi sur le respect de la présomption d’innocence. Nous
sommes plus attachés à l’idée d’égalité qu’à celle de liberté et cet état
d’esprit pèse, à l’évidence, sur la perception que nous avons de l’architecture
du procès pénal. Nous préférons encore utiliser largement la mise en détention
provisoire en violation du principe de liberté, plutôt que le contrôle
judiciaire sous forme de consignation d’une caution, au nom de l’égalité entre
riches et pauvres ; est-il toujours justifié de maintenir en détention
provisoire des mis en cause dans des affaires financières, plutôt que de les
libérer moyennant caution ?
Devenue objet de consommation
courante par la grâce de la tentation médiatique, la Justice a perdu ses
repères ; du fait même de l’activité d’une infime minorité relayée par des
journalistes, elle se banalise et comme la mauvaise monnaie chasse la bonne, la
Justice se dévalorise au contact d’un monde qu’elle devrait tenir à l’écart, de
la même façon que ses membres devraient être prudents dans les relations qu’ils
entretiennent avec leurs semblables et plus particulièrement avec ceux dont le
métier n’est pas de révéler la vérité d’un procès, mais de vendre un bien comme
un autre, en l’occurrence une Justice de l’apparence[32].
[1] V. Serge Guinchard, Les procès
hors les murs, Mélanges Cornu, PUF, 1994. Le texte reste d’actualité.
[2] Bernard Beignier, la protection
de la personne mise en examen : de l’affrontement à la collusion entre
presse et justice, in Liberté de la presse et droits de la personne,
Dalloz, collec. Thèmes et commentaires, 1997, p. 97. V. aussi, John Riggs, Les
difficiles relations entre les médias et les tribunaux aux USA, Petites
affiches, 21 nov. 1997, p. 12.
[9] Déclaration de Marie-Odile bertella-geffroy, in Où vont les
juges, de Laurent Greisalmer et Daniel Schneidermann, Fayard éd., 2002,
page 23.
[11] Trib. correc. Paris, 17ème
ch., 9 mai et 21 nov. 1997 : Dr. pénal, fév. 1998, chron. 5, par V.
Lesclous et Claire Marsat.
[12]Sur le soixantième anniversaire de
cette loi en 1995, Olivier Da Lage, Le Monde, 2 et 3 avril 1995, p. 13.
[14] Sur les affaires Jean-Christophe
Mitterrand (Civ. 2ème, 5 fév. 1992) et François Léotard (TGI Paris,
13 et 28 oct. 1997), v. la chronique de J. Normand, RTDCiv. 1998, 972.
[15] Commission, avis du 3 oct.
1978, req. no 7986/77. – Avis du 17 déc. 1981, req.
8361/78, X c/ Pays-Bas.
[16] Somme que le requérant n’a jamais
touché, car il devait 2,1 MF à Jean de Broglie et l’État français versa
les 2 MF directement aux héritiers, ce que la Cour européenne, saisie en
interprétation de son arrêt du 10 févr. 1995 a admis, CEDH, 7 août
1996 : Rec. 1996-III, no 12, p. 903 ; RTDH
1998, 65, note S. Marcus-Helmons.
[17] CEDH, 10 févr. 1995, Allenet
de Ribement c/ France, § 36 ; Justices 1996-3, 248,
obs. Flauss ; RTDH
1995, 657, note D. Spielman.
[20] Par exemple, dans l’arrêt Oberschlick
c/ Autriche, 1er juillet 1997 : Rec. 1997-IV, vol. 42,
1266 ; RTDH, 1998, 590, note Sylvie Peyrou-Pistouley (un journaliste qui
avait été condamné pour avoir injurié un homme politique qu’il avait qualifié
« d’imbécile » et de « crétin », subit une ingérence
disproportionnée dans sa liberté d’expression).
[22] CEDH, 24 fév. 1997, arrêt de
Haes et Gijsels c/ Belgique : Rec. 1997-I, vol. 30, p. 198 ; JDI,
1998, 174, obs. Sandrine Barbier (inéquité du procès en raison du refus de la
juridiction que les journalistes produisent leurs documents).
[23] CEDH, 29 août 1997, arrêt Worm
c/ Autriche : Rec. 1997-V, vol. 45, 1535 ; RTDH 1998, 609, note
Antoine Berthe
[26] . V. cependant Gilbert Azibert in Où vont les juges, op.
cit. qui déclare, page 218, qu’il n’aurait pas signé ce texte.
[28] Cf. Le casier judiciaire de la
République, par Bruno Fay et Laurent Ollivier, Ramsay éd., 2002, p. 139-140.
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