SOMMAIRE
I - L’EXPORTATION DU MODÈLE
DANS LA ZONE ASIE-PACIFIQUE
II – LE PROCÈS
ÉQUITABLE DANS LA ZONE DE L’OCÉAN INDIEN
I – L’EXPORTATION DU MODÈLE
DANS LA ZONE ASIE-PACIFIQUE
le rôle des auxiliaires de justice au service des citoyens dans un
etat de droit -
expériences francophones
comparées en zone asie-pacifique et en france
d’Ho Chi Minh
Ville, le 18 novembre 1999
à
Phnom Penh le 7
octobre 2011
Ce texte (publié en 2013 dans les
mélanges offerts à Camille Jauffret-Spinosi) est la mise en forme contractée de
deux rapports de synthèse que j’ai eu l’honneur de présenter à Ho Chi Minh
Ville le 18 novembre 1999 et à Phnom Penh le 7 octobre 2011, sur le même thème
du rôle des auxiliaires de justice au service des citoyens dans un Etat de
droit, à l’occasion de deux colloques organisés par la Maison du droit
vietnamo-française et l’Organisation internationale de la francophonie. La zone
couverte est celle de l’Asie du Sud-Est et du Pacifique, avec le Cambodge, le
Laos, la Thaïlande, le Vietnam et le Vanuatu, le tout comparé à la France.
Au-delà de l’intérêt comparatif du thème, la mise en perspective, à douze ans
d’intervalle, des évolutions dans chacun des pays étudiés, est significative
d’un mouvement vers une sortie progressive (mais très rapide pour le Vietnam)
du tout étatique pour une dose de professionnels libéraux, parfois officiers
ministériels. On y verra l’effet de la mondialisation, mais aussi de
l’influence passée et présente de la France dans ce qui fut l’Indochine
française. On y verra aussi et surtout le progrès des idées de protection des
droits fondamentaux des citoyens par l’effectivité de leur accès à la justice
et au droit et par la garantie de prestations de qualité fournies par les
professionnels libéraux, dans le respect de l’état de développement économique
et social de chacun des pays étudiés.
Voici venu le temps de la synthèse
de nos travaux, le temps du rapporteur général. C’est toujours un exercice
difficile que celui qui consiste à transcrire fidèlement les idées exprimées en
plusieurs jours de travail, intense, fructueux, à synthétiser la diversité et
la richesse des contributions présentées. Difficulté accrue aujourd’hui par la
juxtaposition de plusieurs continents, Asie du Sud-Est, Europe et Pacifique
(avec le Vanuatu), voire de systèmes juridiques aux fondements et aux finalités
différents.
Aussi, commencerai-je ce rapport de
synthèse par trois remarques d’impression générale :
La
première impression générale de votre rapporteur
c’est que ce choix d’expériences francophones dans les zones Asie du Sud-Est,
Pacifique et France a été heureux. Il ne m’appartient pas de dire ici quelles
conclusions il faudra en tirer pour l’avenir ; d’autres que moi le feront
sans doute, juste après mon intervention, je pense notamment au discours
conclusif de son Excellence Sidhra Prom,
Secrétaire d’Etat à la justice du Cambodge. Mais je peux affirmer que la méthode
des présentations générales suivies par des présentations plus spécifiques à
certaines professions a permis de confronter la théorie, les développements
conceptuels aux dures réalités de la pratique quotidienne du droit. Le temps a
manqué pour tenir des ateliers comme cela avait été fait en 1999 à Ho Chi Minh
Ville, mais cela n’a pas obéré l’excellence de nos travaux, car nous avons pu
entrer dans le détail des réglementations nationales et c’est par la technique
juridique de base que se forgent les concepts. Il me revient précisément de
dégager de cette base technique les grandes idées forces du thème traité.
A
cet égard, ma deuxième impression générale, au vu des
rapports nationaux dont j’ai pu avoir connaissance préalablement à la tenue de
ce colloque ou hier dans une présentation verbale, est que des évolutions
majeures se sont produites depuis celui tenu sur le même thème à Ho Chi Minh
Ville en novembre 1999, sous l’égide, notamment, de la Maison du droit
vietnamo-française et pour lequel j’étais (déjà) rapporteur de synthèse:
ainsi (par ordre alphabétique), le Cambodge connaît désormais, depuis 2001, le
notariat à titre de profession libérale (et 3 notaires ont été nommés) ;
la France a supprimé les avoués d’appel avec effet au 1er janvier
2012 par absorption de cette profession dans celle d’avocat et des menaces ont
pesé sur d’autres professions dans le rapport de Jacques Attali au Président de
la République et dans les conditions d’installation de la Commission Darrois
dont j’ai parlé hier dans mon rapport introductif ; le Laos a séparé les
fonctions d’agent d’exécution de celles de greffiers depuis une loi du 15 mai
2004, même si toutes les professions judiciaires de cet pays relèvent encore
d’un statut étatique ; le Vietnam est sans doute le pays qui a le plus
évolué depuis 1999, « dans un
objectif de libéralisation de l’activité judiciaire » et « pour répondre aux exigences de
l’intégration économique mondiale » nous a-t-on dit : ainsi, les
avocats sont en progression quantitative constante, une ordonnance de 2001
(aujourd’hui abrogée) a accru leur champ d’intervention qui n’est plus limité
aujourd’hui au contentieux, une loi sur les avocats a été adoptée le 29 juin
2006 pour une entrée en vigueur le 1er janvier 2007 et la Ligue des
avocats vietnamiens est née en mai 2009 ; le notariat est devenu une
profession libérale par une loi du 29 novembre 2006 et si les agents
d’exécution demeurent massivement des fonctionnaires, une expérimentation
d’huissiers de justice libéraux est menée à Ho Chi Minh ville (avec cinq
huissiers libéraux en fonction à la date d’octobre 2011). J’y reviendrai au
cours de ce rapport de synthèse.
Ma troisième impression générale
c’est que, en raison de la richesse des communications nationales présentées,
de la diversité des systèmes juridiques étudiés, de la pertinence des questions
posées par les participants à ce colloque, il m’est apparu nécessaire, en fin
de colloque, de conceptualiser le foisonnement des idées exprimées pour en
dégager la substance essentielle, bref de revenir aux notions essentielles
distillées dans chacune des contributions nationales et que, peut-être, la
forêt très dense de nos travaux, cachait.
C’est
sans doute pour cette raison que les organisateurs de ce colloque ont souhaité
confier la responsabilité du rapport introductif et de la synthèse à un
universitaire rompu au droit comparé, par ses travaux bien sûr, mais surtout
pour avoir vécu, enseigné ou participé à l’œuvre législative, en France, au
Vietnam et dans un pays africain (le Sénégal de 1975 à 1980). Je vois dans ce
choix un double symbole :
- celui de la comparaison
loyale et transparente de systèmes juridiques certes différents, mais qui
peuvent avoir en commun bien des traits ;
- le symbole du retour
permanent à l’Université, au-delà de la diversité des professions juridiques et
judiciaires.
Revenir aux concepts essentiels.
Après
avoir souligné, dans le rapport introductif, les mouvements de fond qui
affectent les différentes professions d’auxiliaires de justice, sous la
pression des contraintes économiques et sociales et de la mondialisation (cf.
le rapport de la Banque mondiale Doing
business), je voudrais marquer les convergences et divergences de nos
systèmes juridiques, souligner les difficultés rencontrées de part et d’autre.
Vous
voudrez bien m’excuser si les nuances de vos propos, les subtilités de vos
interventions ne sont pas toujours fidèlement rendues ; la synthèse dans
un temps très court a parfois un effet réducteur.
Le
thème traité porte en lui-même deux questions :
-
La première question est celle de la notion d’auxiliaire de
justice. Cette question ayant été traitée dans le rapport introductif, je n’y
reviendrai pas maintenant, sauf à noter qu’au niveau des chiffres, les
disparités sont sensibles.
Pour
les avocats par exemple et par ordre croissant d’avocats rapportés au nombre
d’habitants :
- 1 avocat pour environ
40 000 habitants au Laos (contre 170 000 en 1999) ;
- 1 pour environ 23 000
au Cambodge (contre 77 000 en 1999) ;
- 1 pour 7 000 au Vietnam
(si l’on compte les stagiaires à la date de septembre 2011, contre 1 pour
80 000 en 1999, évolution spectaculaire) ;
- 1 pour 1300 en
France ;
- et 1 pour 1200 en
Thaïlande (contre 1800 en 1999).
De
même, 103 notaires au Laos et 418 offices ou études notariales au Vietnam (134
offices publics et 274 études libérales), avec 700 notaires nommés en 4 ans
contre 9100 en France (7 500 en 1999).
- La seconde question
posée par le thème choisi porte sur le lien entre les auxiliaires de justice et
les citoyens, plus exactement sur la nature des services qu’ils sont censés
leur apporter. C’est toute la question
de leur rôle. C’est tout le sujet de ce colloque.
Mais derrière la notion de services rendus
aux citoyens, se profile la notion d’organisation et de fonctionnement
démocratique du service de la justice, voire la notion d’Etat de droit, notions
plus porteuses d’idéologie que celle de services rendus.
- A première vue, ce n’est que de manière
subsidiaire que les auxiliaires de justice concourent au service de la justice
par les services qu’ils rendent aux citoyens, en complément de l’activité des
juges. En effet, il revient aux juges, aux membres de l’autorité judiciaire stricto sensu, de garantir l’accès à la
justice, de participer à la construction d’un Etat de droit. Et il est vrai
qu’on conçoit mal un véritable service de la justice, indépendant et impartial,
pour tout dire un Etat de droit, sans autorité judiciaire, sans juges
présentant eux-mêmes ces deux qualités.
-
A y regarder de plus près, cette première approche n’exclut pas pour autant un
rôle plus direct des auxiliaires de justice dans l’organisation et le
fonctionnement démocratique du service de la justice, donc dans la construction
d’un Etat de droit. Raisonnons par l’absurde : peut-on concevoir un
service de la justice sans eux, quel que soit leur statut, fonctionnaire ou
professionnel libéral ? Imagine-t-on que nous aurions pu parler pendant un
jour et demi du rôle des auxiliaires de justice au service des citoyens, si ces
professionnels du droit n’étaient pas indispensables à l’organisation et au
fonctionnement du service de la justice ? Les auxiliaires de justice sont
indispensables au service de la justice, à son édification. Reste la double
question : pourquoi et comment ?
Pourquoi les auxiliaires de justice
sont-ils indispensables à l’édification du service de la justice dans un Etat
de droit ? La réponse, je crois, peut être trouvée
dans l’idée que les auxiliaires de justice sont les garants de l’effectivité
des droits des citoyens. Ce sont eux qui, au-delà des garanties formelles
reconnues par l’Etat aux citoyens, rendent réels, effectifs, les droits de ces
mêmes citoyens. Rien ne sert d’avoir des droits théoriques, même garantis par
la Constitution, si l’effectivité n’en est pas assurée. Et le rôle premier des
auxiliaires de justice est d’assurer cette effectivité. Leur présence ici en
est l’illustration.
Comment les auxiliaires de justice
deviennent-ils indispensables à l’édification du service de la justice dans un
Etat de droit ? C’est le second aspect du thème. La réponse
doit être recherchée dans les garanties qu’offrent les auxiliaires de justice,
qu’ils doivent offrir aux citoyens : ils doivent leur offrir des
prestations de qualité, grâce à leur compétence et à leur indépendance.
Et
c’est pourquoi, j’aborderai successivement :
- dans une première
partie, la garantie, par les auxiliaires de justice, de l’effectivité des
droits des citoyens ;
- dans une seconde
partie, la garantie, par les auxiliaires de justice, de prestations de qualité.
i. la garantie, par les auxiliaires de justice, de l’effectivité des droits des citoyens
C’est
une vision plus moderne que celle de Montesquieu dans L’esprit des Lois qu’il faut aujourd’hui adopter et développer
: l’Etat de droit ne peut exister si l’effectivité des droits des citoyens
n’est pas assurée. Il ne suffit pas, pour qu’un Etat de droit existe, que les
droits des citoyens soient garantis formellement par la Constitution, par les
textes de lois. Encore faut-il que l’Etat fasse tout ce qui est son pouvoir
pour assurer cette effectivité.
Et
dans la réalisation de cette effectivité, les auxiliaires de justice ont un
rôle essentiel à jouer, chacun selon sa mission qui trouve ici sa légitimité.
Tous ont une mission spécifique ; certaines se recoupent, mais comme les
pièces d’un puzzle, elles se rassemblent, s’ordonnent autour de deux
axes :
- en premier lieu, une
mission traditionnelle d’accès à la Justice ; le rôle des auxiliaires de
justice est de garantir l’effectivité de l’accès à la Justice (A) ;
- en second lieu, une
mission plus récente, plus moderne, d’accès au droit (B). Là encore, les
auxiliaires de justice ont un rôle essentiel à jouer dans la garantie de
l’effectivité de ce droit.
a) la garantie de l’effectivité de l’accès à la justice
Toutes
les professions envisagées lors de ce colloque, ne sont pas concernées, à titre
principal, par ce rôle de garant de l’effectivité de droit, pour chaque
citoyen, d’accéder à la Justice. On y trouve, naturellement et en première
ligne, les avocats et les huissiers de justice, puis les experts et les
administrateurs judiciaires et mandataires liquidateurs, même si ceux-ci n’ont
pas fait l’objet, à Phnom Penh, de rapports spécifiques (ce qui ne fut pas le
cas à Ho Chi Minh Ville en 1999, ces deux activités ou professions étant alors
représentées et ayant fait l’objet de tables rondes et de rapports
spécifiques). Mais il n’y a pas de hiérarchie entre eux. Chacun va intervenir,
à sa place, à sa manière, selon sa mission traditionnelle dans l’un ou l’autre
des trois aspects du droit d’accès à la Justice. En effet, selon les évolutions
conceptuelles les plus récentes, le droit d’accès à la Justice est un triptyque
qui englobe désormais trois aspects : le droit à un juge ; le droit à
un bon juge ; le droit à l’exécution de la décision du juge. Pour chacun
de ces trois aspects, un ou plusieurs auxiliaires de justice vont intervenir
pour en garantir l’effectivité.
a)
Le droit effectif à un juge d’abord
Rendre
effectif le droit à un juge c’est, pour l’Etat, grâce à l’intervention des
auxiliaires de justice qu’il doit protéger et promouvoir, lever tous les
obstacles à l’accès des citoyens à la justice. Obstacles matériels, tels que
l’excès de formalisme, mais aussi obstacles financiers résultant de
l’insuffisance des ressources des parties.
Obstacles
matériels.
A
ce stade, c’est l’avocat qui joue le rôle le plus important. Et on retrouve
toutes ses missions. Par son rôle d’assistance et parfois de représentation, il
va rendre effectif l’accès à un juge en levant, pour son client, tous les
obstacles matériels d’accès à la Justice. Il accomplira les formalités exigées
par la loi pour introduire l’action, pour présenter une défense, etc.. Il
plaidera de manière convaincante. Il accédera au dossier ; il l’expliquera
à son client. Parfois, il le lui communiquera en entier ou en extraits. La
représentation par un auxiliaire de justice doit être obligatoire, car chaque
citoyen doit pouvoir bénéficier de l’aide d’un professionnel du droit ;
c’est en fait une question financière.
Obstacles
financiers.
C’est
le système de l’aide juridique et, au pénal, de la commission d’office.
L’avocat a ici un rôle essentiel à jouer. Sur ce point, la différence de
développement économique entre les Etats étudiés est importante, de même que la
différence de statut. Si l’auxiliaire de justice est un fonctionnaire payé par
l’Etat, le coût de sa participation est directement pris en charge par le
budget de l’Etat ; si c’est un professionnel libéral, il faut organiser un
système d’aide juridique. Il est significatif à cet égard que dans son rapport
sur la profession d’avocat au Vietnam, M. Nguyen Van Chien, Vice-Bâtonnier du
Barreau de Hanoï, ait insisté, au titre du champ d’activité professionnelle de
l’avocat, sur l’implication des avocats dans l’aide juridictionnelle aux plus
pauvres, à côté de leur activité contentieuse et de consultation juridique.
b)
Le droit effectif à une bonne justice ensuite
Le
rôle de l’auxiliaire de justice est ici non moins essentiel. Au fil des ans, la
notion de droit à une bonne justice s’est affinée ; elle recouvre
plusieurs aspects : la publicité de la justice, l’indépendance et
l’impartialité du juge, le délai raisonnable de la procédure engagée. Sur tous
ces points, les trois auxiliaires de justice cités ont un rôle actif dans
l’effectivité de ce droit.
Les
auxiliaires de justice doivent éclairer le juge. L’avocat en assistant et/ou en
représentant les parties, en présentant au juge les faits, mais aussi le droit,
contribue à une bonne justice. Plus sa compétence est grande, plus son
professionnalisme est affirmé, mieux il éclaire le juge. Le bon professionnel
du droit, le bon avocat, fait le bon juge et le bon procès. L’expert éclaire le
juge en fait, jamais en droit. Il peut s’entourer de l’avis d’un autre
technicien ; il recueille les observations des parties.
Les
auxiliaires de justice ont aussi un rôle à jouer dans l’accélération ou non des
procès. Selon la célérité ou non des diligences de l’avocat ou de l’expert par
exemple, le procès avancera plus ou moins vite vers son issue. Le juge leur
enjoint des délais. Ils devront les respecter. C’est dans la collaboration des
acteurs de la justice que se réalise l’effectivité du droit à un bon juge.
c)
Le droit à l’exécution effective de la décision du juge enfin
Chaque
justiciable a droit à ce que l’Etat mette tout en œuvre pour assurer
l’effectivité de l’exécution des décisions de justice.
- En France, les
huissiers de justice ont un rôle essentiel à jouer. Par leur compétence, par
leur longue tradition historique, par leur expérience professionnelle acquise
sur le terrain, par leur indépendance, par leur délégation de puissance
publique, les huissiers de justice assurent, en France, une grande part de
l’effectivité de l’exécution des décisions de justice. J’ai cru comprendre que
le Vietnam s’orientait vers la reconnaissance du rôle éminent des huissiers de
justice libéraux, changement notable depuis 1999. L’autre part est accomplie
par le droit des voies d’exécution et la possibilité de recourir à la force
publique pour aider l’huissier de justice dans sa mission d’exécution. A défaut
de prêter le concours de la force publique, l’Etat doit indemniser le
justiciable.
- Dans les autres Etats
participants au colloque, ceux qui ne connaissent pas la profession d’huissier
de justice mais des agents de l’Etat, le problème est d’assurer la même
garantie d’effectivité de l’exécution des décisions de justice, sans cette
expérience que je viens de souligner. Et sans la rémunération directe de
l’agent d’exécution par l’une des parties, mais par l’Etat.
En
conclusion, on constate, par ce tableau rapide du
droit traditionnel d’accès à la Justice, que les auxiliaires de justice, qu’ils
soient auxiliaires des parties ou auxiliaires du juge, ont un rôle essentiel à
jouer pour assurer l’effectivité de cet accès. Ce sont eux qui constituent
l’interface entre le citoyen et le juge. Sans eux, l’effectivité du droit
d’accéder à un juge ne peut pas être assurée et cela quel que soit le niveau de
développement économique atteint dans nos Etats respectifs. Mais au delà de la
diversité de ces niveaux de développement, on aperçoit une évolution commune
vers une nouvelle mission des auxiliaires de justice dans l’accès au droit et
non plus seulement à la justice. Là encore, les auxiliaires de justice ont un
rôle à jouer pour garantir l’effectivité de ce droit d’accéder au droit.
b) la garantie d’un accès effectif au droit
Cette
garantie est non moins essentielle aux citoyens. Elle se développe dans deux
directions, l’une classique, l’autre plus moderne.
a)
La garantie traditionnelle
Elle
est assurée traditionnellement, dans le domaine du contrat, par les notaires
et, parfois, lorsqu’il en existe encore (au Vanuatu par exemple), par les
conseils juridiques. Mais les avocats sont aussi des rédacteurs d’actes. Et les
huissiers de justice sont concernés par la sécurité de l’information qu’ils
doivent délivrer. Ce sont donc quatre professions qui sont ici intéressées, qui
ont un rôle à jouer dans l’effectivité de l’accès au droit.
1) Pour la rédaction des actes,
les quatre professions interviennent, à des titres divers et à des degrés
différents selon nos pays. La présence de l’auxiliaire de justice aux côtés des
parties est essentielle.
- S’agissant des notaires, on insistera sur leur rôle éminent dans la
vente d’immeuble, notamment avec prêt hypothécaire, même si celle-ci est
aujourd’hui, en France, très réglementée, trop complexe et que l’enchevêtrement
des réglementations n’est pas le meilleur aspect du modèle français.
- S’agissant des avocats, l’évolution de la France et du Vietnam
semble désormais convergente : en France, pour renforcer le rôle des
avocats dans la rédaction des actes après l’absorption des conseils juridiques
par la loi du 31 décembre 1990, la loi n° 2011-331 du 28 mars 2011 a créé
l’acte sous signature d’avocat, c'est-à-dire contresigné par l’avocat de
chacune des parties, avocats qui attestent avoir éclairé pleinement leurs
clients sur les conséquences juridiques de l’acte ; et si cet acte, n’a
pas la valeur d’un acte authentique au regard de la date certaine et de la force
exécutoire, il fait pleine foi de l’écriture et de la signature des parties,
tant à leur égard qu’envers leurs héritiers ou ayants-cause (art. 66-3-1 à
66-3-3 de la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971). Le Vietnam, de son côté, a
élargi le champ d’activité des avocats dans le domaine des affaires, des
investissements et du commerce pour leur permettre de se spécialiser dans
l’assistance aux entreprises lors des négociations en vue de signer des
contrats ; cette extension nouvelle, à effet au 1er janvier
2007, tranche avec la situation qui prévalait en 1999, lorsque le Vietnam
réservait aux conseils juridiques, spécialement créés à cet effet, le droit des
contrats et des sociétés ; ceux-ci ont disparu et il ne pouvait guère en
aller autrement : comment en effet, accepter, comme c’était le cas
jusqu’aux réformes de 2001 et 2006, que les avocats vietnamiens soient exclus
de cette activité de conseil, mais que des avocats étrangers puissent assistés
les conseils juridiques vietnamiens dans la négociation et la rédaction de ces
contrats internationaux ? Situation intenable et qui n’a pas résisté aux
coups de boutoir de la mondialisation.
2) Pour la signification des actes.
La garantie de l’effectivité de l’accès au droit est assurée par les huissiers
de justice en France, les agents d’exécution partout ailleurs, sauf à
mentionner la mise en place, à titre expérimental, d’huissiers de justice
libéraux au Vietnam, dans la ville d’Ho Chi Minh Ville (cinq à la date
d’octobre 2011). C’est ici un fort besoin de sécurité juridique dans
l’information qui est ressenti : l’information sécurisée participe de
l’effectivité de l’accès au droit. Que serait cette effectivité sans la
présence d’un auxiliaire de justice qu’il soit huissier de justice ou agent
d’exécution ?
b)
La garantie plus moderne de l’accès au droit
L’accès
au droit c’est aussi une mission nouvelle que nos Etats entendent confier aux
auxiliaires de justice dont le rôle en sort renforcé.
- Pour le Vietnam, parmi
les quatre missions assignées aux auxiliaires de justice par l’Etat, deux au
moins les situent en marge de la justice, à côté en tout cas. Il s’agit « de la participation des auxiliaires
de justice à la réduction des infractions à la loi et des contentieux »
et « à l’allégement des charges des
juridictions ». J’ai cru retrouver dans ces deux objectifs, notamment
le second, le mouvement qui se développe aujourd’hui en France en faveur des
modes alternatifs de règlement des conflits (les MARC en français, les ADR pour
Alternative dispute resolution en
anglais). Le temps de la médiation et de la conciliation est à la mode
aujourd’hui en France. Il rejoint les préoccupations vietnamiennes. Au-delà,
cette recherche de la conciliation n’est elle pas le retour à une société plus
humaine, plus fraternelle ? La convergence est frappante entre ces deux
pays.
Ce
retour à plus de conciliation et de fraternité dans les relations humaines ne
peut se faire sans la présence des auxiliaires de justice. Le retour à la
conciliation et le recours aux MARC, ne doit pas constituer une régression du
Droit : le Droit suppose, même dans une procédure de
médiation/conciliation, que les droits des parties soient garantis, que
l’effectivité de leur accès au Droit soit assurée. A cet égard, seule la
présence des auxiliaires de justice peut garantir cette effectivité ;
c’est sans doute pour cette raison que les huissiers de justice viennent de se
voir reconnaître la possibilité d’être médiateurs par un décret n° 2011- 1173
du 23 septembre 2011. Toute évolution vers des modes de résolution des conflits
sans la présence des auxiliaires de justice serait une régression. Avec le
Doyen Carbonnier, je crois profondément que l’accès au Droit n’est pas
seulement « un baiser de paix » ; c’est aussi savoir peser les
arguments de chacun dans la balance de la Justice. A ce titre, il apparaît très
vite que les MARC ne sont pas, ne doivent pas devenir un substitut à la
présence des auxiliaires de justice. La raison en est simple : seuls les
auxiliaires de justice offrent aux parties les garanties de prestations de
qualité.
ii. la garantie, par les auxiliaires de justice, de prestations de qualité
La
présence des auxiliaires de justice aux côtés des parties ne doit pas être
illusoire. Pour garantir l’effectivité du double accès à la Justice et au
Droit, les auxiliaires de justice doivent présenter des garanties de compétence
(A) et d’indépendance (B). C’est par cette double qualité que les auxiliaires
de justice peuvent jouer leur rôle dans l’organisation et le fonctionnement
démocratique du service de la justice digne d’un Etat de droit. C’est ici que
les conceptions différentes des Etats, profession libérale d’un côté,
fonctionnaires de l’autre, système mixte parfois, les distinguent le plus, sans
pour autant, nous le verrons, s’opposer. Après tout, s’agissant des greffiers,
la France connaît les deux systèmes et qui dirait ici que les uns sont plus
compétents ou indépendants que les autres ?
a) la garantie de compétence
Elle doit être offerte à
trois niveaux.
a)
Garantie de compétence dans le recrutement
Un
point commun dans le recrutement, au-delà de quelques nuances d’adaptation aux
exigences de chaque Etat, concerne la triple exigence de diplôme, de stage et
de qualités morales. Et cela, quel que soit le statut de l’auxiliaire de
justice, professionnel libéral ou fonctionnaire. Il est vrai que, parfois, le
diplôme ne sera pas toujours juridique ; on le comprend pour les experts
qui ne sont pas choisis pour leurs qualités juridiques mais leurs qualités de
technique professionnelle dans leur secteur d’activité de référence. On le
comprend moins pour d’autres professions où l’expérience professionnelle peut
remplacer le diplôme. Ce n’est peut-être, à mon sens, qu’une période
provisoire, de transition. L’évolution vers des exigences accrues en matière de
recrutement des professionnels du droit que sont les auxiliaires de justice, ne
peut qu’aller vers un renforcement de l’Etat de droit. Toute l’évolution que
chacun de vous a retracée pour le droit de son pays et pour chaque profession
étudiée va en ce sens. Ainsi, au Cambodge, depuis une loi de 2008, l’Académie
royale des professions judiciaires, école unique pour toutes ces professions,
regroupe cinq départements : l’un pour les magistrats (55 élèves en 2011),
un autre pour les greffiers, fonctionnaires d’Etat (81 élèves pour la première
promotion en 2011), un troisième pour les avocats (46 élèves en 2011), un
quatrième pour les huissiers de justice, ici appelés « bailiffs », à
consonance anglophone forte (200 élèves inscrits en 2011), enfin un cinquième
et dernier pour les notaires, mais non encore ouvert à la date d’octobre 2011.
b)
Garantie de compétence dans la formation permanente
L’exigence
vaut pour tous les auxiliaires de justice, qu’ils soient fonctionnaires ou
professionnels libéraux. La différence de statut n’a pas ici d’impact. La
tendance contemporaine commune est au développement de cette exigence de
formation continue.
A
titre personnel d’ailleurs, mon opinion est qu’il ne faut pas allonger à
l’excès la durée de la formation initiale, parce que la formation continue tout
au long de la vie professionnelle est et doit être organisée et rendue
obligatoire. C’est l’orientation qu’a prise la France avec son extension à
toutes les professions judiciaires et juridiques qui ne la connaissaient pas
encore, par le décret n° 2011- 1230 du 3 octobre 2011.
c)
Sanction de la compétence dans la mise en œuvre de la responsabilité de
l’auxiliaire de justice
A
cet égard, la différence de statut est fondamentale.
-
Si l’auxiliaire de justice est un fonctionnaire, c’est l’Etat qui assumera les
conséquences de ses fautes, de ses manquements aux règles de sa fonction. Avec
ou sans action récursoire. Avec ou sans chance de succès.
-
Si l’auxiliaire de justice est un professionnel libéral, sa responsabilité
civile sera recherchée en justice sur le fondement classique de la faute, du
préjudice et du lien de causalité. L’appréciation de la faute s’aggrave en
France pour tous les professionnels libéraux, y compris pour les auxiliaires de
justice. En réalité, dans le système économique de marché, derrière la
responsabilité individuelle, il y a une « socialisation », au sens
d’une mutualisation du risque par la technique de l’assurance et par les
Caisses de garantie.
Au
final, la différence dans la responsabilité civile de l’auxiliaire de justice
n’est pas si forte qu’on pourrait le penser, sauf que l’Etat n’a pas à payer
pour les fautes des auxiliaires de justice libéraux.
b) la garantie d’indépendance
Si l’impartialité est une vertu, l’indépendance est un
statut.
A priori,
on pourrait donc penser que l’indépendance est moins assurée dans le cadre du
fonctionnariat que dans celui de l’exercice libéral d’une profession. Il faut
se garder d’une vision trop simpliste des choses. Les magistrats et les
professeurs d’Université sont des fonctionnaires en France ; qui oserait
prétendre qu’ils ne sont pas indépendants ? Tout dépend des garanties
statutaires dont ils peuvent bénéficier et des organes de contrôle mis en
place.
En
réalité, c’est ailleurs que dans le seul statut qu’il faut rechercher les
garanties d’indépendance des auxiliaires de justice. C’est à la fois dans les
exigences déontologiques individuelles et dans les garanties collectives de
structure, organiques.
a)
Les exigences déontologiques
Ces
exigences individuelles doivent être fortes, portées au plus haut niveau. Nous
avons pu entendre que c’était le cas dans nos pays respectifs avec
l’interdiction du cumul d’activité, qu’on soit auxiliaire de justice
professionnel libéral ou fonctionnaire. Certes, il y a des exceptions, mais le principe
doit rester la règle du non-cumul ; on l’a bien entendu hier avec le débat
très vif, qui s’est engagé, pour le Cambodge, avec un avocat-notaire. La raison
en est, notamment, d’éviter les conflits d’intérêts.
C’est
aussi, toujours à titre individuel, la réglementation des conflits d’intérêts.
L’auxiliaire de justice ne peut s’occuper, en même temps, et parfois
successivement dans le temps, des intérêts opposés de deux clients.
C’est
encore la règle du libre choix par les parties de leur auxiliaire de justice.
C’est
enfin, la liberté de parole de l’auxiliaire de justice et le respect de son
secret professionnel par les tiers.
Pour
toutes ces garanties individuelles, le rôle des codes de déontologie est
essentiel. Ces codes et règlements seront bien souvent l’œuvre des organes
collectifs de la profession concernée, ce qui implique, une garantie collective
de leur indépendance. Et j’ai relevé que lorsque ces codes n’existaient pas
encore pour une profession, l’Etat concerné s’engageait dans la voie de leur
élaboration ; ainsi pour la toute jeune profession notariale libérale au
Vietnam, un code de déontologie est en cours d’élaboration. Il en est de même
en France pour la profession d’huissiers de justice.
b)
La garantie collective d’indépendance
Cette
garantie ne peut pas être la même selon le statut de l’auxiliaire de justice.
C’est ici que s’opposent le plus fortement le statut libéral et celui de
fonctionnaire. Les premiers ont créé des ordres, des chambres, des compagnies
(France), voire des Ligues (Vietnam). Peu importe le nom, l’essentiel c’est
qu’ils s’auto-gèrent. Ils sont à la fois le glaive et le bouclier des
auxiliaires de justice :
- le glaive lorsqu’ils
sanctionnent leurs membres pour leurs manquements aux exigences déontologiques
de leur profession ;
- le bouclier lorsqu’ils
protègent leurs membres contre les velléités d’intervention, de pression des
tiers sur l’exercice des missions qui leur sont confiées au bénéfice de leurs
clients.
L’auxiliaire de justice professionnel libéral, parce
qu’il participe au service public de la justice, parce qu’il apporte des
prestations de qualité, parce que le client lui fait confiance, doit être
protégé collectivement par son ordre, son Barreau, etc.., dans l’exercice
individuel de sa profession. C’est une exigence forte de l’Etat de droit.
Cette
exigence se retrouve lorsque l’auxiliaire de justice est un fonctionnaire, mais
elle prendra d’autres formes : conseil de discipline pour les manquements
aux règles du statut ; protection de l’autorité hiérarchique pour les
atteintes à son indépendance. Et, au final, protection par l’autorité
politique, par le ministre de tutelle.
Tout
est question d’esprit, plus que de lois, même s’il est vrai qu’un statut peut
favoriser davantage l’indépendance qu’un autre, par la responsabilité
professionnelle qu’il exige de celui qui exerce cette fonction.
Xxx
En
guise de conclusion,
je dirai que les
auxiliaires de justice sont les garants de l’organisation et du fonctionnement
démocratique du service de la justice dans un Etat de droit.
Au-delà
de ce postulat, tout est question de tradition, d’histoire, de culture, de
développement économique et d’organisation sociale. Il n’y a pas de recettes
miracles, de solutions prêtes à être importées. Il n’y a que des solutions que
chaque pays doit bâtir, lui-même, en s’instruisant des exemples des autres mais
en conservant ses racines. L’intérêt d’une étude comparative n’est jamais
d’imposer une solution. Il est toujours de s’instruire puis de faire ses choix.
Le
droit comparé c’est d’abord le respect de l’autre. A chacun ses choix, ses
préférences ; tout est évolutif et nul ne détient la vérité dans les
modalités d’application. Il n’y a qu’un principe qui s’impose : la Justice
est une valeur universelle, commune à la communauté des Etats et les
auxiliaires de justice sont au service de leurs concitoyens, de cette Justice.
En
ce sens, l’organisation et le fonctionnement démocratique du service de la
justice dans un Etat de droit, ne constituent jamais un acquis définitif. Ils
restent un objectif, un idéal à atteindre.
Je
pense qu’au cours de nos travaux vous avez tous contribué à le faire progresser
et pour cela, ne serait-ce que pour cela, je vous en remercie et vous donne
rendez-vous dans 10 ans pour un autre bilan des évolutions qui ne manqueront
pas de se produire dans nos pays respectifs. Je suis certain que la vitalité de
la Maison du droit vietnamo-française et l’aide de l’Organisation
internationale de la Francophonie sauront encore faire merveille et permettront
de nous retrouver, avec d’autres, pour constater les progrès accomplis et
réfléchir sur le chemin qu’il restera alors à parcourir.
II – LE PROCÈS ÉQUITABLE DANS LA ZONE DE
L’OCÉAN INDIEN
Le
procès équitable
approche
comparée des droits
des
pays de la zone sud-ouest de l’océan indien
(Comores/Madagascar/Maurice/Mayotte/Mozambique/Réunion/Seychelles)
Rapport
de synthèse prononcé à l’Île Maurice
Hôtel
Legends
le 25 novembre 2006
au colloque de
l’Association des juristes de l’Océan indien
Comparer
l’incomparable, n’est-ce pas le défi que les organisateurs de ce colloque ont
voulu lancer à ceux qui, naïfs ou audacieux, ont accepté d’intervenir lors de
cette manifestation ? Merci tout d’abord à ces organisateurs, spécialement
à nos hôtes mauriciens et en particulier à M. Sanjay Bhukory, qui ont pris le risque d’un thème, non pas polémique
entre des Etats souverains, mais qui peut, tout de même, donner lieu à des
interprétations différentes, selon la nature des systèmes juridiques et la
sensibilité socio-culturelle de chacun. Encore que les communications et les
débats ont montré que les différences ne sont peut-être pas aussi importantes
qu’une approche superficielle pourrait le laisser croire et certainement pas là
où l’on pouvait les attendre.
Un rapport
de synthèse, chacun le sait bien ici, n’est pas un exercice facile de reprise
pure et simple des apports de chacun ; c’est, au-delà de la diversité de
vos approches, le moment où celui qui en est chargé, se doit de tirer la
substantifique moëlle des propos de chacun, sans en dénaturer l’esprit, mais en
essayant de dégager des idées forces, caractéristiques de nos débats.
Le sujet était, ne l’oublions pas, celui d’une
approche comparée du procès équitable dans les droits de sept pays de la zone
sud-ouest de l’Océan indien (encore que les Seychelles n’étaient pas
représentés, mais leur système juridique fut abordé par plusieurs orateurs).
Sans m’attarder sur la délimitation géographique de cette zone, j’ai fait
porter ma réflexion sur la notion d’approche comparée. On l’a vu d’emblée avec
le plan de ce colloque, dont les deux parties suggèrent un plan, peut-être même
une dichotomie, il y aurait d’un côté « les
exigences générales du procès équitable », dans ses exigences
relatives au tribunal et au procès, de l’autre, comme en écho, « les résonances locales du procès
équitable » ; et celles-ci concerneraient tant les juridictions
que les procès hors juridiction ; avec, en plus, une difficulté, liée à la
distinction de l’arbitrage et des justices coutumières ou cadiales (Mayotte et
Comores). Ce découpage présente l’immense avantage de présenter les unes après
les autres les formes de procès que l’on connaît de ce côté ci de la planète,
sous le regard des exigences internationales d’une bonne Justice et d’un point
de vue quasi pédagogique. En revanche, cette présentation occulte la
caractéristique fondamentale du procès équitable, en tout cas tel que je le
conçois, à savoir que c’est une exigence universelle qui ne peut souffrir de
trop d’exceptions dans ses exigences concrètes de garanties, au nom de la
satisfaction des particularismes locaux, sans risquer d’être totalement
dénaturé. En ce domaine de la Justice et du procès équitable, on ne peut être
(trop) souverainiste ; l’universalisme est de mise. Et si la Justice est
plurielle dans ses formes, elle est unique dans ses exigences de garanties
offertes aux justiciables. Et pour avoir autrefois enseigné le droit musulman
(et publié de nombreux écrits), notamment dans ses aspects juridictionnels et
de droit substantiel du mariage, de la filiation et du droit patrimonial de la
famille, pour avoir aussi étudié la coutume ouloff islamisée appliquée devant
des tribunaux coutumiers, je peux affirmer que si des différences de fond
peuvent être parfaitement acceptées et justifiées dans les relations qui
fondent le statut personnel des citoyens, il ne peut en aller de même dans les
garanties procédurales qui viennent conforter ce ou ces droits substantiels,
lorsqu’un conflit survient.
J’ai donc
perçu deux niveaux d’entrée dans ce sujet : celui des principes dont la
proclamation est toujours aisée ; mais aussi celui de l’effectivité du
droit à un procès équitable et là, j’ai ressenti, par un regard qui fuyait, une
voix qui se brisait, une main qui se crispait, plus de réserves, de retenues,
voire de souffrances morales dans le décalage subi entre certains Etats et
d’autres, presque cinquante ans après les indépendances.
C’est
pourquoi, je souhaiterais, en guise de synthèse, souligner les points communs à
tous les droits que nous avons étudiés pendant ces deux jours et cela à trois
points de vue, qui correspondant à trois questions :
- d’où vient
le procès équitable : c’est la question de ses origines (I),
- où en
est-il : c’est la question du contenu des garanties du procès équitable
(II),
- enfin, où va-t-il :
c’est la question des confins de ce modèle de procès (III).
Aux
origines, au cœur et aux confins du procès équitable, tel est la démarche que
je vous propose de suivre pour rendre compte de la richesse de vos
interventions. C’est donc à un double voyage dans le temps et dans l’espace
auquel je vous invite ; comme dans le monde d’Einstein, le temps et
l’espace se confondent ; c’est donc un voyage agité qui devra surfer sur
les vagues de la Justice et de l’Equité.
i) aux origines du procès équitable
D'où vient
l’expression « procès équitable »? L’universalité du procès équitable
se manifeste dans le temps et dans l’espace. Nous commencerons par un peu
d’histoire (universelle), avant de poursuivre par quelques éléments de droit
comparé, avec la confrontation, ici même, dans cette zone de l’océan indien,
entre deux grands systèmes juridiques, le droit romano-germanique et la common law.
A) Un
peu d’histoire universelle
D’un point
de vue historique, il faut insister en effet, sur l’enracinement ancien et
profond de l’expression, au-delà des textes contemporains, dans pratiquement
toutes les civilisations. Mais l’équité précède l’équitable.
a) Dans
l’expression « procès
équitable », avant équitable il y a procès, ainsi que l’a rappelé,
pour en faire l’entrée et la sortie de sa communication, Madame Corinne Robaczewski. Pourtant, en France en tout
cas, on chercherait vainement l’expression dans les anciens codes de procédure,
qu’ils soient de procédure civile ou d’instruction criminelle, sans parler des
textes qui régissaient le contentieux administratif. Le mot qui était davantage
utilisé sous l’empire des grandes ordonnances royales, civile et criminelle, de
1667 et 1670, était celui d’équité, celle de nos Parlements bien sûr, dont Dieu
devait nous garder,... à côté de leur arbitraire, ainsi que l’a souligné
Laurent Sermet. Le concept n’était
pas formalisé et avait mauvaise réputation, ce qui explique sans doute que nous
l’ayons enfoui au plus profond de la mémoire de nos institutions
judiciaires ; on parlait plutôt d’une « équité
arbitraire »[1],
que d’un procès équitable ! Curieux glissement du vocabulaire juridique
qui doit nous inciter à la prudence dans l’utilisation de cette expression et à
rechercher le sens exact de l’équité pour mieux approcher l’équitable.
Je n’ai pas eu le sentiment, à lire ou à écouter vos
rapports nationaux, qu’il en aille autrement dans les droits des pays autres
que la France.
b) Les
dictionnaires généraux, qu’ils soient anglais ou français, nous livrent deux
sens de l’équité et conduisent progressivement à la notion moderne de procès
équitable :
1) Dans le dictionnaire
historique de la langue française[2],
l’équité est d’abord définie comme un emprunt savant (1262) au latin aequitas : égalité, équilibre
moral, esprit de justice, dérivé de aequus,
égal, d’où impartial. On retrouve cette notion d’égalité dans le dictionnaire
anglais Collins (English language
dictionnary) : la qualité d’être loyal et raisonnable d’une manière
qui donne à chacun un traitement égal.
2) Ces deux mêmes dictionnaires
voient aussi dans l’équité, pour l’un « la
juste appréciation de ce qui est dû à chacun, selon un principe de justice
naturelle, parfois divine », pour l’autre, le principe qui fera d’un
jugement un jugement loyal dans un cas où les lois existantes n’apportent pas
de réponse satisfaisante à un problème (« the
principe used in law which allows a fair judgement to be made in a case where
the existing laws do not provide areasonnable answer to the problem »).
C’est
ici l’équité dont un auteur nous dit[3],
qu’elle serait tantôt désobéissance à la loi lorsque le juge écarte la règle de
droit pour rendre un jugement « en équité », c’est-à-dire supposé
plus juste que ne l’aurait permis l’application du droit strict, tantôt
adaptation de la règle de droit à un cas particulier, tantôt expression d’une
idée de justice comme fondement du droit.
3) Le Vocabulaire Henri
Capitant[4],
ne parle pas de l’équilibre, mais dégage cinq sens dont les quatre derniers
peuvent être regroupés sous l’idée commune d’atténuation de la règle de droit
par des considérations particulières, de dépassement du droit pour tendre à la
justice, justice supérieure au droit positif ; l’autre sens serait
l’égalité.
c) Dès
lors, si l’on revient au procès équitable pour en faire une exigence, à quoi
reconnaît-on qu’un procès donné l’a été ou pas ? Quel sens faut-il retenir
de l’équité ?
1) S’il s’agit d’être
juste dans le jugement rendu, chacun sait bien que l’application de la règle de
droit s’accommode mal avec une équité qui serait conçue comme la recherche
systématique de l’humain dans les conséquences que provoque toute décision de
justice ; c’est cette recherche qui conduisit le Président Magnaud à
n’être le « bon juge » de Château-Thierry que pour les justiciables,
pas pour les juristes[5].
L’équité, au sens de la « sensibilité généreuse et hardie », que
dénonçait Gény chez ce juge n’a pas sa place dans la notion de procès
équitable, car les bons sentiments en matière de justice, la sensiblerie,
mènent au déséquilibre et à l’inégalité entre les justiciables. C’est le sens
d’une jurisprudence constante : le juge ne peut se contenter de se référer
à son « arbitraire », même en invoquant son souci d’apaisement et son
impuissance à démêler l’affaire, pour condamner le débiteur à ne régler que la
moitié de la somme déclarée[6].
2) C’est donc davantage
la racine equus, l’idée d’équilibre
qu’il faut retenir pour comprendre ce que peut représenter aujourd’hui un
procès équitable ; l’idée d’assurer à tout justiciable un tel procès, se
rattache à la notion très générale et générique de garanties fondamentales
d’une bonne justice, dont on trouve des illustrations dans le caractère public
des audiences, dans l’exigence d’un tribunal indépendant et impartial, ou d’un
délai raisonnable, etc. Ce sont ces garanties qui assurent à chacun, dans un
Etat de droit, le droit à un procès équilibré, loyal, tant il est vrai que l’on
oublie trop facilement que, dans la version anglaise de l’article 6 de la
Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés
fondamentales, l’équivalent du mot français « équitablement », ce
n’est pas « equity », mais « fair », ce qui, au moins
pour un esprit continental, fait penser au légendaire fair play britannique ; en outre dans le 14e amendement
à la Constitution américaine figure l’exigence d’un procès loyal. Et l’equity, dans la langue anglaise, c’est
d’abord la qualité d’être loyal (fair)
et raisonnable dans une voie qui donne un traitement égal à chacun[7].
C’est pourquoi, je n’ai pas été surpris d’entendre, dans le rapport de Laurent
Sermet, que, pour les Seychelles
et Maurice, c’est la mot fair qui
était utilisé dans leurs Constitutions pour proclamer le droit à un procès
équitable ; l’influence anglo-saxonne est ici prégnante. C’est sans doute
aussi pour cette raison que l’article 14, § 1 du Pacte international
relatif aux droits civils et politiques met en exergue, dans sa première
phrase, la notion d’égalité de tous devant les tribunaux et les cours de
justice.
Il
faut donc ici dissiper toute ambiguïté, l’équité dont il est question n’est pas
celle qui s’oppose au droit ; ce n’est pas le dépassement du droit au nom
de principes supérieurs ; ce n’est pas la gentillesse bienveillante du
juge. Le mot « équité » vient du latin « equus », qui signifie équilibre ; les deux termes
sont équipollents[8]. On en a
une confirmation, pour la France, dans la décision du Conseil constitutionnel
sur l’injonction pénale du 2 février 1995 : « le principe du respect
des droits de la défense implique, notamment en matière pénale, l’existence
d’une procédure juste et équitable garantissant l’équilibre des droits des
parties »[9].
d) Pour
conclure, on dira que le procès équitable, c’est le procès équilibré entre
toutes les parties. Cela ne signifie pas pour autant que l’idéal de justice soit
absent, bien au contraire, car l’équité au sens d’un équilibre à réaliser,
c’est aussi un idéal de justice ; c’est, selon l’heureuse expression
d’Henri Capitant, en 1928, « l’une
des plus radieuses formules de justice dont on ait depuis la Grèce et Rome,
illuminé l’espoir des sociétés modernes »[10].
Si l’équité dans le procès c’est l’équilibre, tendre à assurer le respect de
celui-ci, c’est aussi veiller à promouvoir l’idéal de justice. Et le procès
équitable repose sur des garanties qui tendent à faire régner cet idéal de
justice. Comme le notait Bruno Oppetit « la
vérification de cette équité, qui fait peser des contraintes grandissantes sur
les Etats nationaux, procède donc d’un concept général et prédéterminé qui
illustre lui aussi parfaitement le phénomène de juridicisation de l’équité,
notion morale érigée en notion juridique »[11].
Il
y a donc un concept universel, ce que vérifient certains aspects des trois
grandes religions monothéistes :
-
Dans la Bible, on lit dans l’Ezéchiel, 18, 5 et 8-9 : « si un homme est juste, s’il agit
selon l’équité et la justice ; […] s’il détourne sa main de l’iniquité et
s’il rend un jugement équitable entre deux hommes qui plaident ensemble :
celui-là est juste ».
-
Dans le psaume 84-II : « Amour
et vérité se rencontrent, justice et paix s’embrassent »[12].
-
Dans le Coran, la notion d’équité n’est pas absente ; elle fonde toute la
sourate 4, celle qui régit notamment les relations du mari avec ses épouses et
la répartition des biens du défunt ; mais l’équité est ici correctrice de
l’inégalité successorale et le droit du procès ne connaît pas, en droit
musulman, la garantie du procès équitable.
L’équilibre, qui apparaît en filigrane dans
certaines recommandations du Comité des droits de l’homme de l’ONU [13]
et dans presque toutes les décisions de la Cour européenne sur le fondement de
l’article 6, rejoint l’image traditionnelle de la justice, image
symbolique d’une balance aux deux plateaux équilibrés. A entendre Laurent Sermet, j’ai compris que la Commission
africaine des droits de l’homme et des peuples, organe de contrôle de
l’application de la Charte africaine du même nom (1981), avait développé la
même conception du procès équitable dans sa « Déclaration de Dakar »
de 1999 (« Résolution sur le droit à
un procès équitable et à l’assistance judiciaire en Afrique ») et ses « directives et principes sur le droit à un procès équitable
et à l’assistance judiciaire en Afrique » de 2003[14],
attitude d’autant plus remarquable que la Charte ne contient pas l’expression
« procès équitable », ce qui prouve la force de l’universalisme de
cette exigence, universalisme que l’on retrouve par un voyage dans l’espace en
droit comparé.
B) Comparaison avec le « due process of law » et « l’habeas corpus » anglais et américain
A côté de cette histoire
universelle, la comparaison du droit romano-germanique avec la common law, leur confrontation même,
conforte l’idée d’universalité.
a) Le
respect des droits de la défense en Angleterre remonte au Moyen Age, avec la
Grande Charte du 15 juin 1215 sur les libertés en Angleterre (rédigée en latin Magna Carta, 51 ans après la conquête de
ce pays par Guillaume le Conquérant, ce qui nous rassure sur la perspicacité
des Français !), charte qui est à l’origine du « due process of law ». Selon l’une des meilleurs
spécialistes de ces questions, le « due
process of law », c’est « l’idée que l’on ne peut valablement
statuer et juger qu’en observant les formes d’une procédure régulière »[15].
« Idée centrale des systèmes de common law », elle fut d’abord un
privilège des hommes libres, pour être étendue en 1628, dans la Pétition du
droit, à toute personne, quels que soient son rang ou sa condition qui « ne pourra être dépouillée de sa terre
ou de ses tenures, ni arrêtée, emprisonnée, privée du droit de transmettre ses
biens par succession, ou mise à mort, sans avoir été admise à se défendre dans
une procédure régulière ». On mesure combien le principe anglais de
respect des droits de la défense est ancré dans la tradition, dans les racines
de la société anglaise, ce qui confirme l’opinion sur les nécessités de tenir
compte des traditions propres à chaque pays, avant d’envisager une
« perfusion » de droit étranger dans notre système juridique[16].
Aux USA cette notion de « due process of law » est
contenue dans les deux amendements à la Constitution fédérale ; le Congrès
(5e amendement) et les Etats (14e amendement)
ne peuvent priver quelqu’un de vie, de liberté et de propriété, sans « due process of law »,
c’est-à-dire « sans le bénéfice des garanties ou des protections dues par
le droit »[17]. « C’est une exigence de justice dans
l’exercice des compétences » [18]et,
dans le cadre de son contenu procédural, « il
s’agit de la procédure légale régulière prévue par la loi du pays, c’est-à-dire
d’une procédure intrinsèquement juste et équitable »[19].
Mais attention, ces principes sont fragiles, ainsi que
nous le montre la situation des prisonniers sans statut officiel sur la base de
Guantanamo ; ils sont bâtis sur le sable ! Heureusement que la Cour
suprême des USA a sauvé l’honneur de ce pays, en les faisant bénéficier d’un
droit à un tribunal, même si l’effectivité de celui-ci est encore précaire.
b) « L’habeas corpus » n’est
qu’une application particulière du « due
process of law ». C’est un recours permettant la libération d’une
personne emprisonnée illégalement et qui doit son nom à la formule qui était
utilisée dans le « writ »
par lequel le souverain demandait au geôlier de justifier de la détention de
quelqu’un (lorsqu’elle lui apparaissait illégale) « en amenant l’individu détenu avec toi » (en latin « habeas corpus »). On la
trouve exprimée dès 1215, dans la Grande Charte, puis dans la Pétition de droit
de 1628, puis dans l’habeas corpus act de 1679[20].
Ces brèves
observations comparatives montrent l’influence de la tradition anglo-saxonne,
qu’elle soit britannique ou américaine, sur la notion de procès équitable et
par là même, son aspect éternel et universel. Aristote, Rome et la Nouvelle
Angleterre se rejoignent dans la même perception du procès équitable.
Cet
enracinement ancien nous permet de mieux comprendre le sens actuel de
l'expression, son contenu. Un court voyage au cœur du procès équitable est
maintenant nécessaire.
ii) au cœur du procès équitable
L’attraction
de la procédure par les droits fondamentaux a été grandement facilitée par
l’existence, dans l’article 14 du Pacte international relatif aux droits
civils et politiques et dans l’article 6 de la Convention européenne des
droits de l’homme, d’une garantie que l’on résume par l’expression de procès
équitable, mais qui rassemble toutes les composantes d’une bonne justice. Une
doctrine prospective du Comité des droits de l’homme de l’ONU et de la Commission
africaine des droits de l’homme et des peuples, une jurisprudence audacieuse de
la Cour européenne des droits de l’homme ont complètement transformé le sens de
certains mots qui pouvaient paraître bien anodins ou ne traduire qu’un vœu pieu
(par exemple, la notion de délai raisonnable) et ont extrait de ce texte, de ce
concept, des exigences non formellement exprimées (par ex. l’égalité des
armes). Aucune étude sérieuse de procédure ne peut négliger aujourd’hui cette
dimension des droits fondamentaux dans les procédures suivies dans tous les
pays du monde, aucun manuel de procédure, qu’elle soit civile ou
administrative, mais encore plus pénale, ne devrait l’ignorer, au-delà du coup
de chapeau qui lui est parfois donné dans l’exposé des sources de la matière
pour ne plus, ensuite, y revenir ; la garantie d’un procès équitable, non
seulement est indispensable dans le contexte du procès, mais elle envahit tous
les contentieux grâce à une politique audacieuse et originale des organes de
contrôle des instruments internationaux des droits de l’homme. J’insisterai ici
sur la seule jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme pour
deux raisons : la Convention du même nom s’applique directement à La
Réunion et à Mayotte et, indirectement, à Maurice (par la voie du recours
devant le Conseil privé de la Reine) ; elle constitue un outil de
référence puisqu’elle est la sœur du Pacte international de New York de 1966,
ratifié par les Etats ici étudiés.
C’est le
fameux triptyque de ce que nous avons appelé dans nos écrits antérieurs et
notamment dans le précis de droit processuel, le droit à un juge, le droit à un
bon juge, et le droit à l'exécution des décision de justice dans tous les
contentieux, aussi bien en matière civile qu'en matière pénale, pour reprendre
la summa divisio de l'article 6 de la
Convention européenne des droits de l'homme. Il faudrait reprendre ici, de bout
en bout, la totalité des arrêts fondateurs, de l'arrêt Golder c/ Royaume Uni à l'arrêt Hornsby
c/ Grèce, en passant par Airey c/
Irlande et bien d'autres. Le temps qui m’est imparti n’y suffirait pas, pas
plus que toute la durée de ce colloque ! Pour faire simple, je procèderai
par quelques illustrations tirées des rapports nationaux et dirai que :
A) le droit à un juge
C’est la
garantie de pouvoir toujours trouver un tiers compétent pour trancher un
différend ; et les Etats doivent remplir des obligations positives pour
assurer l’effectivité de ce droit, notamment en levant les obstacles juridiques
et financiers qui pourraient se trouver sur la route des procès ! C’est
aussi un accès égal à un tribunal, de même qu’un accès successif, ce qui pose
la question du double degré de juridiction et le droit à un juge de
cassation ; nous avons pu entendre, hier matin, qu’aux Comores (rapport de
M. Djaffar Ahmed) et à Madagascar
(rapport de M. Laingo Ranotronarison),
les obstacles financiers (pas d’aide juridictionnelle) ou de distance (une cour
d’appel malgache est située à 1000 km d’un tribunal de son ressort) étaient
aujourd’hui quasi insurmontables pour rendre effectif le droit à un juge.
B) le droit à un bon juge
Il se dédouble avec des
garanties institutionnelles et des garanties procédurales :
a) Les garanties institutionnelles tiennent à l’organisation de la
Justice, avec notamment la garantie d’une Justice publique, dans une langue
comprise du justiciable, rendue dans un délai raisonnable, sous l’autorité d’un
juge indépendant et impartial, si possible en collégialité, mais le juge unique
n’est pas interdit pas les critères internationaux des droits fondamentaux.
Quelques remarques sur certaines de ces garanties :
- Quant à la publicité de la
justice, M. Ibrahim Mzimba nous a dit, pour les Comores, combien la double
publicité de l’audience et du jugement devait se prolonger par une meilleure
diffusion des décisions rendues ; et il est vrai que l’équité de la
procédure passe aussi par une connaissance généralisée du droit national. Pour
Madagascar, Maître Lydia Rakoto
Ralaimidona a insisté sur cette exigence, non sans en montrer les
limites, encore qu’il semble bien que des efforts soient faits pour permettre
une meilleure diffusion des décisions de justice ; à en croire M.
Dominique Ponsot, chef de projet à
l’Ambassade de France à Madagascar (appui à la réforme juridique et
judiciaire), qui nous a remis une « note en délibéré », la
jurisprudence de la chambre administrative de la Cour suprême a été publiée en
support papier et sur CD (avec un moteur de recherche) pour les années 1977 à
2003 ; celle de la Cour de cassation est disponible pour les années 2000 à
2003, sous forme de quatre recueils annuels et, bientôt, en CD ; l’année
2004 est en cours et un projet de remonter à 1998 a été élaboré ; enfin,
la jurisprudence des cours d’appel est diffusé à raison d’une dizaine d’arrêts
dans chaque livraison du Bulletin (semestriel) du Ministère de la
Justice ; chaque magistrat malgache a reçu un exemplaire (gracieux) de ces
publications et les deux premières sont disponibles, à un prix faible (grâce à
la souscription de 700 exemplaires par la Coopération française), auprès d’un
éditeur juridique local. Par ailleurs, un service de documentation sera mis en
place au sein de la Cour suprême et la Cour de cassation participe au projet de
base de données juridiques appelé JURICAF (réseau des Hautes juridictions
d’expression française), ce qui lui permet de diffuser certains de ses arrêts
par internet. Une revue juridique locale (MCI, bimestrielle), publie
régulièrement des commentaires d’arrêts.
- Quant la langue, certains
intervenants ont souligné la difficulté pour les justiciables d’accéder à une
décision les concernant, dans la mesure où ils ne maîtrisent pas toujours la
langue de rédaction de celle-ci ; le rapporteur de synthèse fait observer
que c’est malheureusement le cas pour les décisions de la Cour européenne des
droits de l’homme qui ne sont pas toujours rédigés dans la langue nationale du
requérant. La modernité rejoint ici la tradition des civilisations orales.
- Le délai raisonnable n’a
peut-être pas la même résonance de ce côté-ci du monde qu’en Europe, mais s’il
est vrai que le « temps ne compte pas », il n’en demeure pas moins –
et M. Jean-Luc Raynaud a insisté
sur ce point – qu’il faut tenir compte des diligences des parties et du juge
pour apprécier ce caractère exigé du temps écoulé à juger une affaire.
- Quant à l’indépendance et à
l’impartialité du juge, votre rapporteur voudrait insister ici sur l’idée que
la première est un statut, alors que la seconde est une vertu ! Au regard
du statut, Madagascar s’est doté d’un nouvel instrument (ordonnance du 22 mars
2006) qui constitue une véritable Charte des juges, mais M. le Sénateur Honoré
Rakotomanana, ancien magistrat à
la Cour suprême a dit qu’il ne fallait pas avoir le « fétichisme du
statut » et que le juge « n’est pas un héros », ce qui laisse
percer – non sans inquiétude pour votre rapporteur – des difficultés locales
importantes dans l’effectivité de cette indépendance…. Et, à Maurice, M. Eddy Ballancy, juge à la Cour suprême, a
insisté sur les aspects financiers de l’indépendance des juges : il n’a
pas tort ; j’ai écrit, il y a plus de dix ans, que le respect du juge et
la garantie d’une justice impartiale passaient aussi par un statut financier
(re)valorisé, avec, peut-être, la sortie des magistrats de la grille de la
fonction publique ; le statut du juge doit le protéger dans son principe,
mais plus encore dans son effectivité. Quant à l’impartialité du juge, M.
Pierre Lavigne, Président du TGI
de Saint-Denis de La Réunion, a marqué cette idée de vertu en distinguant
nettement le principe de ses limites et le préjugement (ou impartialité
objective, fonctionnelle) du préjugé (impartialité subjective, personnelle)
b) Les garanties procédurales garantissent une procédure équitable
au sens le plus large du terme, avec notamment le respect des droits de la
défense et le principe de l’égalité des armes, la motivation des décisions de
justice, cette dernière, conquête de la Révolution française, constituant
l’arme contre l’arbitraire. Mais le respect des droits de la défense constitue,
selon l’heureuse et excellente expression du Bâtonnier Chicaud du Barreau de Saint-Denis, « la clef de voûte du système judiciaire », pas seulement
en matière pénale. C’est dans ce contexte - et non pas dans celui de
l’indépendance ou de l’impartialité du juge – que s’est posée la question de la
place de l’Avocat général ou du Commissaire du gouvernement au délibéré de la
Cour de cassation ou du Conseil d’Etat ; sans détailler ici une
controverse franco-européenne, excellemment retracée, pour la juridiction administrative,
par M. le Président Francis Carbonnel
et, pour la justice judiciaire, par M. le Procureur général honoraire Jack Gauthier, retenons, pour nos auditeurs
des autres Etats, que la Cour de cassation s’est pliée à la jurisprudence
européenne (qui vaut aussi pour la Belgique et le Portugal), sans que la
qualité de ses arrêts en ait été affectée, que le Conseil d’Etat a résisté et
résiste encore, en distinguant assistance (passive) et participation (active)
au délibéré : le décret du 1er août 2006 règle la question pour
les tribunaux administratifs et les Cours administratives d’appel, en leur
interdisant d’admettre en leurs délibérés, leurs commissaires du gouvernement
(art. R. 732-2, Code de justice administrative) ; en revanche, pour le
Conseil d’Etat, le même décret dispose (art. R. 733-3, CJA) que « sauf demande contraire d’une partie,
le commissaire du gouvernement assiste au délibéré » ; le décret
reprend ainsi une nuance pourtant condamnée par la Cour européenne, entre
assistance et participation ; sans se livrer à de science juridique
fiction et sans anticiper sur l’éventuelle condamnation par la Cour de ce
distinguo subtile, observons deux choses : la théorie des apparences n’est
pas un tyran, contrairement à ce qui a pu être écrit par M. Chabannol ; bien au contraire, c’est
la garantie pour les justiciables que derrière le rideau du lieu où se retirent
les juges pour délibérer, aucune interférence d’un tiers ne viendra se
produire ; l’apparence, c’est la sécurité juridique du justiciable que tout
se passe à la loyale, à la régulière, une fois épuisé l’échanges des arguments
par écrit et à l’audience. La seconde remarque – outre que le décret du 1er
août traduit un certain mépris de la jurisprudence de la Cour européenne – est
que désormais il y a en France deux types de justice administratives : la
haute, celle du Conseil d’Etat, qui ne se soumet pas aux décisions européennes,
et la basse, celle des juridictions administratives des premier et second
degré, qui se voient imposer le respect de cette jurisprudence.
En matière pénale, Mesdames Nirupa Narayen, Darshana D. Gayan et A.M. Odile Ombrasine, Officiers de la Justice de
Maurice, nous ont dit combien cette idée d’égalité des armes était prégnante
dans le débat sur la place de la victime dans le procès pénal et que la
construction d’un modèle mixte de procédure pénale faisait son chemin.
c) le droit à l’exécution de la décision du juge
Bien que ce
thème n’ait pas été isolé par une communication spécifique, en réalité, il a
été traité en grande partie par Maître Alain Bighelli,
Huissier de Justice, qui nous a montré que ce droit pouvait être envisagé sous
l’angle du délai raisonnable de la procédure, mais qu’il dépassait largement
cette approche.
Ce droit a
été consacré seulement en mars 1997, avec la célèbre décision Hornsby c/ Grèce. L’Etat doit assurer
l’effectivité de ce droit, notamment par le concours de la force publique.
Le procès
équitable apparaît alors comme se situant au cœur de ce que l'on peut appeler
"la garantie de la garantie des droits". Les droits sont garantis par
la Convention, mais il ne sert à rien de les garantir s'il n'y a pas une
garantie suprême, qui est la garantie juridictionnelle. Le procès équitable
constitue donc une garantie de la garantie des droits. Mais on ne peut pas
saisir toute la portée de cette garantie d’un procès équitable, si l’on
n’explique pas aujourd’hui les enjeux futurs de l’obligation ainsi mise à la
charge des Etats. Je vous invite donc à un voyage aux confins du procès
équitable.
iii) aux confins du procès équitable
L'univers
jurisprudentiel du procès équitable, comme celui d’Einstein, est un univers en
expansion (A) et un univers d’exportation (B).
a) un univers en expansion
L'expression
« d'univers en expansion » est ici utilisée pour désigner le double
mouvement de contrôle, par la Cour européenne des droits de l’homme, à la fois
de l'activité législative des Etats (1°), mais aussi de l'activité
juridictionnelle des Cours suprêmes nationales (2°).
1°)
le contrôle de l’activité législative des etats : l’exemple de la
jurisprudence de la cour européenne des droits de l’homme
Prenons
l’exemple de la jurisprudence européenne. Certes, la Cour européenne ne juge
pas, en théorie, les législateurs nationaux ; cependant, quand elle estime
qu'un procès n'a pas été équitable, c'est bien le texte qui n'a pas permis ce
procès équitable qui est jugé. Il y a donc un biais pour finalement arriver à
juger de l'activité législative. On le voit bien aujourd'hui avec la mise en
état, en matière pénale, puisque la loi française du 15 juin 2000 a pris acte
de la jurisprudence européenne en supprimant, devant la Cour de cassation,
cette exigence. L'activité législative n'est donc plus du tout libre
aujourd'hui. Les juridictions nationales – sous réserve du contrôle de la Cour
de cassation - peuvent écarter une loi pour non conformité aux exigences du
procès équitable. La hiérarchie des normes, telle qu'on la concevait autrefois,
n'existe plus. On peut en trouver quelques exemples fameux, parmi lesquels le
plus connu est, sans doute, celui des lois de validation. Qui aurait pensé
qu'un jour, à travers le concept de procès équitable, on en viendrait à écarter
une loi de validation? Il y a ainsi toute une jurisprudence nationale, dont le
mouvement est parti du Tribunal de grande instance de Saintes, à propos du
tableau d’amortissement que les banques doivent fournir à leurs clients qui
empruntent. Si la Cour de cassation n'a pas suivi le Tribunal de grande
instance de Saintes sur ce terrain, d'autres juridictions sont entrées en
résistance et la Cour européenne des droits de l’homme a censuré le législateur
français en jugeant que la loi de validation de ce tableau d’amortissement
constituait un obstacle au droit effectif à un juge. Ce qui compte, c'est
qu'aujourd'hui, les juges –sous le contrôle des deux hautes juridictions que
sont le Conseil d'Etat et la Cour de cassation- ont le pouvoir d'écarter des
textes, si toutefois elles le font à bon escient, avec des raisonnements qui
permettent de justifier parfaitement la solution retenue. Le législateur,
au-delà du contrôle constitutionnel, n'est pas libre de faire ce qu'il veut. On
peut donc nous dire qu'en France, la jurisprudence de la Cour européenne des
droits de l'homme n'est pas une norme supérieure à la Constitution, il faut
alors expliquer pourquoi certains arrêts écartent une loi de validation
déclarée au préalable conforme par le Conseil constitutionnel français !
Il faut voir
dans cette soumission de l’Etat au juge, dans sa fonction législative, une
approche anglo-saxonne qui privilégie le rôle pivot du juge.
2°) le contrôle de l’activité juridictionnelle
des cours suprêmes nationales : l’exemple de la cour de cassation
française
Le second
aspect de cet univers en expansion est relatif au contrôle de l'activité juridictionnelle
des cours suprêmes. Qui aurait pensé que, dans ce combat de géants entre Cours
suprêmes, la Cour européenne serait un "super Titan" ? Elle vient en
effet de le montrer par trois fois contre la France, par de multiples fois
contre la Belgique. Pour ce qui concerne la France, il s'agit d'un arrêt Fouquet, d'un arrêt Higgins, et d'un plus récent arrêt du 21 mars 2000, l’arrêt Dulaurans.
- Pour l'arrêt Fouquet, il y avait une erreur de fait
dans un arrêt de la Cour de cassation, et j'ai trop de respect pour les juges
de cassation pour penser que cela soit acceptable. Le justiciable ne peut
accepter qu'une Cour suprême puisse commettre une erreur de fait. La motivation
est donc très dure à l'égard des juges de cassation français, puisqu'elle
énonce que le premier devoir d'un juge est de lire un dossier.
- Dans un deuxième arrêt, Higgins, la France est condamnée pour
défaut de motivation. On est très gêné devant une telle condamnation, surtout
lorsque l'on constate, a posteriori,
que l'erreur aurait pu être facilement corrigée.
- Dans le troisième arrêt, en
des termes très durs mais probablement excessifs, la Cour européenne a constaté
une « erreur manifeste
d'appréciation » du juge de cassation français. Cette erreur ne me
semble pas manifeste et il y avait sans doute lieu à débat.
On voit donc
bien que ce n'est pas seulement la garantie du justiciable qui est en cause,
puisqu'une juridiction peut venir dire à des juridictions nationales (en
l’occurrence françaises) que leur travail n'est pas correctement effectué et,
même au-delà, que la législation n'est pas bonne.
b) un univers d’exportation d’un modèle de procès
Au-delà de
l’expansion permanente du modèle de procès équitable, on constate une
exportation de ce modèle. Le modèle universel s'exporte en effet du Groënland à
Vladisvostok, et même dans les territoires, dans les confettis des anciens
empires coloniaux européens. Mais au-delà de cette exportation géographique de
la Convention européenne, l’exportation du modèle du procès équitable se produit
de deux manières : dans le champ du procès (1°), et en dehors du champ du
procès (2°).
1°) dans le champ du procès
D’un côté,
l’arbitrage et le Tribunal communautaire du Mozambique (a), de l’autre, la
justice coutumière à Mayotte et à Madagascar (b).
a) L’exportation non contestée des règles du
procès équitable
- S’agissant de l’arbitrage,
si, depuis l’arrêt Cubic, la Cour de
cassation considère que le tribunal arbitral n’est pas un tribunal au sens de
la Convention européenne des droits de l’homme, il ne faudrait pas en déduire
hâtivement que les garanties du procès équitable énoncées à l’article 6 de ce
texte, ne s’appliquent pas au procès arbitral. Comme l’a très bien montré
Madame Anne-Françoise Zattara-Gros, le procès équitable est dans l’arbitrage et
les arbitres ne doivent pas se risquer à méconnaître les principes de l’article
6.
- La qualité de la justice
rendue par la Tribunal communautaire mozambicain semble être garantie par le
respect de la plupart des exigences du procès équitable, même si M. Eduardo Chiziane, Doyen de la Faculté de droit
de Beira (Université Eduardo Mondlane au Mozambique) nous a expliqué que cette
Justice se heurtait à quelques difficultés de preuve que nous connaissons aussi
devant certaines de nos juridictions, en raison du caractère oral de la
procédure ; justice de proximité, justice d’oralité sont compatibles avec
les garanties du procès équitable, mais l’effectivité doit en être surveillée
de très près.
b) La difficile exportation vers les
institutions coutumières
- A Mayotte,
la situation de la justice cadiale est préoccupante au regard des normes
internationales du procès équitable. Si M. le Doyen Jean-Baptiste Seube nous a ouvert la porte de l’espoir
dans la seconde partie de sa communication, avec une éventuelle réforme de la
justice des cadis, je retiens que toute sa première partie nous a démontré,
avec beaucoup de pertinence, que cette justice n’était pas actuellement
conforme aux normes européennes du procès équitable et, plus grave, que même un
assouplissement des règles de la Convention européenne des droits de l’homme ne
permettrait pas de la rendre compatible avec les exigences internationales,
sauf à dénaturer la notion de procès équitable. Il y a donc, en l’état, un
risque de condamnation de la France à Strasbourg. Bref, le procès équitable ne
serait maintenu qu’au prix d’une transformation radicale de la justice cadiale,
qui deviendrait un simple organe de conciliation, de médiation ; après
tout, la France connaît déjà les tentatives de conciliation devant certaines de
ces juridictions, pourquoi pas devant le cadi en prélude à une véritable
instance au fond et conforme aux normes internationales devant une juridiction
de première instance.
- Le dina malgache trouve plus difficilement
sa place dans le schéma du procès équitable et, à entendre et à lire Madame
Bakolalao Ramanandraibe, j’avoue
mal discerner ce qui dans cette institution de vols de bœufs, relève du procès
tout court ; j’y vois davantage un mode coutumier de gestion des
ressources collectives, qu’un mode de résolution des litiges. Ou alors, il faut
y voir l’image de l’administrateur-juge chère au contentieux administratif
français, ou encore un instrument de prévention de la délinquance. De même
qu’avec la justice cadiale, nous sommes ici aux limites de la comparaison avec
des institutions coutumières qui échappent à la notion même de procès.
2°)
exportation hors champ du procès
On est même
allé plus loin, vers une exportation en dehors du champ du procès, puisqu'il
existe des procédures sans procès. On a commencé à étendre la notion de procès
équitable à l'exécution des actes notariés et à l'exécution des actes de
conciliation. Il s'agit d'une jurisprudence européenne classique et maintenant
connue. Au-delà, on voit bien, devant certaines juridictions françaises,
l'invocation plus ou moins implicite des principes fondamentaux du procès
équitable dans des domaines auxquels on n'aurait peut-être pas pensé à
l’invoquer il y a seulement quelques années. Il en est ainsi, par exemple, de
la révocation des dirigeants sociaux. Aujourd'hui, on doit, lorsque l'on veut
révoquer un dirigeant social, soumettre sa révocation à des principes qui sont
en réalité des principes de procès équitable. Il y a donc aujourd'hui des
procédures qui respectent le procès équitable sans procès.
Un arrêt Allenet de Ribemont c/France a montré
récemment les exigences du respect de la présomption d'innocence alors qu'aucun
procès n'avait eu lieu. Une personne avait été assassinée et le ministre de
l'Intérieur de l'époque était venu déclarer à la télévision que M. Allenet de
Ribemont était l'instigateur de ce crime. Il avait été prouvé plus tard que
celui-ci n'était pour rien dans l'instigation de ce crime. Il a mis vingt ans
pour obtenir satisfaction, l'Etat français ayant fait obstruction au cours de
la justice, par exemple en ne produisant pas les cassettes des enregistrements
vidéo des déclarations du ministre. On voit bien l'utilisation que l'on
pourrait faire de cette jurisprudence à propos du champ médiatique. La loi du
15 juin 2000 tient compte, bien entendu, de tout ceci. Le respect de la
présomption d'innocence ne peut que se renforcer.
D'autres
exemples peuvent également être mentionnés. Ainsi, à la parution de certains
arrêtés ou de certains décrets de recrutement dans la fonction publique, on
voit bien que s'instaure l'idée d'un contradictoire. Ainsi, pour l'agrégation
de droit, on conçoit mal que l’on pourrait vraiment éliminer des candidats sur
travaux, sans débat et sans respect du contradictoire.
xxxx
En
guise de conclusion, on peut dire que le droit à un procès équitable, le « due process of law », ou
encore le « right to a fair
trial », constituent le critère principal d’un Etat de droit. Comme
l’a écrit Bruno Oppetit, « le droit
à un procès équitable apparaît comme la pièce maîtresse de l’instrument
constitutionnel d’un ordre public européen »[21],
qu’est devenue la Convention ; il traduit « l’ascension d’un pouvoir judiciaire qui entend s’affirmer face
aux pouvoirs législatif et exécutif des Etats nationaux »[22].
a)
Et il ne faut pas en avoir peur, car, le Pacte international relatif aux droits
civils et politiques (article 14), la Charte africaine des droits de
l’homme et des peuples et, surtout, la Convention européenne des droits de
l’homme, avec son article 6, § 1 sur le procès équitable, ont
beaucoup contribué, sinon au rapprochement des procédures, tout au moins,
au-delà de leur diversité maintenue, à la construction d’un fonds commun
procédural qui s’impose à tous les Etats soumis à l’emprise de ces instruments internationaux.
Véritable socle de standards d’une bonne justice ces droits fondamentaux du
procès contribuent déjà à la modélisation des procès, quel que soit d’ailleurs
le type de contentieux, quel que soit le pays. Le modèle européen issu de la
jurisprudence de la Cour de Strasbourg en est d’autant plus transversal, par
rapport à nos schémas traditionnels. Il est d’autant plus utile que certains
contentieux nouveaux, ceux nés de la régulation économique par des autorités de
marché, n’ont pas toujours disposé, tout au moins à l’origine, de règles de
procédure suffisamment précises pour que soient respectés les principes
fondateurs d’une procédure démocratique et respectueuse des droits de la
défense.
b)
Une critique se fait jour contre « les
thuriféraires du concept » de procès équitable [23],
contre les représentations proposées du juge et du procès, à partir de ce
concept et de lui seul : « tout
un courant théorique, aujourd’hui, probablement ébloui par les bienfaits tels
ou supposés du recours au concept de procès équitable est prêt à se rallier,
s’il ne l’a pas déjà fait, à ce qu’il appelle une éthique procédurale, qui me
paraît confondre dangereusement justice et procédure judiciaire ».
Ce
courant, qui trouverait sa source dans la Théorie
de la Justice de John Rawls [24],
voudrait substituer une solution procédurale à une solution fondationnelle de
la question du juste ; le juste serait à construire à partir des moyens
purement procéduraux au lieu d’être découvert parce qu’il a été donné. C’est de
la procédure équitable que la Justice dériverait son contenu ; la
rationalité procédurale serait alors la légitimité propre du droit[25].
C’est ce courant et cette conception du juste et de la justice que Gérard
Timsit critique :
« s’il
est admis – et, évidemment, je l’admets aussi – que le concept de procès
équitable est l’un des concepts les plus importants et les plus protecteurs que
le droit ait inventés pour la sauvegarde des droits, on peut pourtant se
demander si l’utilisation du concept ne donne pas lieu... à un certain
activisme judiciaire qui conférerait aux juges plus que la place qui doit être
la leur dans une démocratie ».
Et
l’auteur de conclure que parler, comme nous l’avons fait, de « démocratie
procédurale »[26]
est une illusion, une inversion de l’ordre des facteurs, car « les procédures ne valent que ce que
valent les démocraties qui en font usage ». Certes, mais qui défend la
démocratie contre l’emprise des pouvoirs exécutif et législatif, si ce n’est ce
tiers indépendant et impartial qu’est le juge ? Où est l’effectivité des
droits de chacun s’il n’est pas assuré de la possibilité, toujours offerte à
lui, de recourir à ce tiers ? Au nom de quoi et de quel principe
supérieur, peut-on affirmer que les juges ne doivent pas se voir conférer plus
que la place qui doit être la leur ? Peur ancestrale du juge dans cette
dénonciation de « l’activisme judiciaire » ou mise en garde contre
les excès de certains juges ? C’est effectivement toute une conception de
la vie en société qui est ici en cause et du rôle que l’on veut bien
reconnaître au juge, sans peur et sans excès.
c) N’ayez pas peur du juge ! Si les juges ne sont
pas des héros, ils sont les gardiens de nos libertés, de notre Liberté. Alors,
donnons-leur les moyens de protéger cette Liberté.
1) Le procès équitable,
garantie de la garantie des droits, est une foi et un combat :
- une foi dans l’Homme,
dans le Juge, dans leur capacité à se surpasser pour assurer le respect des
valeurs universelles de la Démocratie, au premier rang desquelles figure
« la prééminence du droit », pour reprendre les termes mêmes de la
Cour européenne des droits de l’homme ; en ce sens, il existe bien une
démocratie procédurale.
- Un combat de tous et de
tous les instants : au-delà du juge, toutes les professions judiciaires
doivent s’unir pour combattre l’inéquité du procès, l’injustice de la
société ; il n’y a pas d’un côté le juge, de l’autre les justiciables et
les professionnels du droit qui les conseillent et les assistent ; la
Communauté des juristes doit être une réalité.
2) Et cette foi, ce
combat, transcendent nos différences socio-culturelles, liées à la géographie
et à l’histoire, nos stades différents de développement économique. Personne
ici, dans cette enceinte des pays de la zone sud-ouest de l’Océan indien, n’a
de leçons à donner aux autres. Et si j’ai insisté sur le rôle phare de la
jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, ce n’est pas par
ethno-centrisme européen ou ego national, mais par parce que cet instrument est
la fille de la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948 et la sœur
du Pacte international de New York de 1966 et des autres instruments régionaux
de protection des droits de l’homme (Charte américaine et Charte africaine). A
ce titre, la Convention européenne n’est qu’un modèle. Il vous appartient, dans
le respect de vos sensibilités et de vos cultures, de construire votre propre
droit à un procès équitable ; vous êtes à la fois les acteurs et les
sujets de cette garantie universelle. Les références aux jurisprudences européenne
et internationale ne sont que les instruments de votre propre réflexion.
A l’heure où l’Occident redécouvre les vertus de
l’apaisement des modes alternatifs (et africains) de règlement des litiges,
conciliation et médiation, les vertus d’une justice donnée publiquement comme
autrefois sous l’arbre à palabres, prenez le meilleur des uns et des autres.
Construisez votre propre chemin vers la nivarna
de la Justice (c'est-à-dire l’état de sérénité suprême selon le Petit
Robert) que constitue le procès équitable.
Nos travaux avaient pour finalité de nous aider
mutuellement, dans le respect de nos différences nationales. Puissent ces
riches échanges se prolonger dès demain, au retour dans nos pays, dans nos
juridictions, nos Barreaux, nos universités, par la conscience de notre
communauté de réflexions et de valeurs.
Que notre présence à Maurice, dont je remercie encore les
représentants pour la qualité de leur accueil et de leur organisation, soit la
petite pierre du chemin, l’étoile de notre voûte céleste qui nous aidera à
progresser dans la voie de l’universalité du procès équitable.
A l’image du couple uni qu’ont formé Paul et Virginie sur
cette terre mauricienne, permettez-moi de transposer ici le Psaume que je
citais tout à l’heure :
« Justice
des hommes et procès équitable des justiciables se rencontrent »
« Océan
indien et Occident s’embrassent ».
Merci de votre écoute.
[1].
La notion d'équité et son rôle dans la jurisprudence des Parlements, Louis Boyer :
Mélanges Maury, 1960, t. 2, p. 257. Vincent Bolard, L’équité dans la
réalisation méthodique du droit privé – Principes pour un exercice rationnel et
légitime du pouvoir de juger, thèse (dacty.) Paris 1, dir. P. Mayer, mars 2006.
[2].
Edition Le Robert,, sous la direction d'Alain Rey, V° équité.
[3].
Philippe Jestaz, Rép. Dr. civil, V° Equité, n° 1.
[4]
V° équité, PUF, 1994. . Sous la
direction de Gérard Cornu,
[5]
Il relaxa une prévenue de vol d’un pain dans un boulangerie, le 4 mars 1898, au
motif que « la faim est susceptible
d’enlever à tout être humain son libre arbitre et d’amoindrir en lui, dans une
grande mesure, la notion de bien et du mal ». Sur ce juge, v. Yves
Ozanam, Culture Droit, mai-juin 2006, p. 64.
[6]
Civ. 2e, 19 janv. 1983 : Gaz. Pal. 198, Pan., 177, obs. Guinchard ;
il ne peut pas non plus se fonder sur l'équité (Soc. 21 févr. 1980 : JCP
1980, IV, 176. – 11 mai 1994 : D. 1995, 626, note C. Puigelier. –
Civ. 3e, 22 mars 1995 : Gaz. Pal. 16 mai 1996, somm. ann., V° Preuve, obs.
Croze et Moussa). – Revue Justices, 1998-9, L'équité du juge.
[7].
V. Dictionnaire Collins, English langage dictionnary, 1992, V° Equity.
[8].
Le procès équitable, droit fondamental Serge Guinchard, ? AJDA,
n° spécial, juill.-août 1998, p. 191. – Le procès équitable, garantie
formelle ou droit substantiel ? Mélanges Farjat, 1999. – Mégacode de
procédure civile, Dalloz 2e éd. 2001, ss. art. 6, CEDH. – Opinion
dissidente du juge Lopes Rocha, sous CEDH, 20 févr. 1996, arrêt Lobo Machado c/
Portugal : Rec. 1996-I, vol. 3, p. 210.
[9].
Déc. 95-360 DC, 2 févr. 1995, Injonction
pénale : RJ com. I, 632 ; D. 1995, chron. 171, Pradel et 201, Volff ; RFD const.,
1995-22, 405, note Th. Renoux ;
D. 1997, somm. com. 130, obs. Th. Renoux.
[10]
RTD civ. 1928, 371. .
[11]
B. Oppetit, Philosophie du droit, Dalloz, 1999, n° 109, p. 124.
[12].
Psaume 84-II.
[13].
Par exemple, décision du 23 oct. 1993, affaire Arvo Karttunen c/ Finlande,
n° 387/1989, rapport du comité, A/48/40, partie I, p. 201 et
partie II, p. 134.
[14] On en
trouvera le texte in Sélection de documents-clé de l’Union africaine relatifs
aux droits de l’homme, Pretoria university law press, 2006, respectivement p.
203 et s. et 223 et s.
[15].
Elisabeth Zoller, Droit constitutionnel, PUF, 2e éd., 1999, n° 288,
p. 577.
[16].
V. à ce sujet de la recherche de principes communs de procédure aux Etats
membres de l'UE, les rapports sur les différents systèmes juridiques présentés
au colloque de la Cour de cassation sur « Les principes communs d'une
Justice des Etats membres de l'Union européenne », 4 et 5 déc. 2000.
[17]
E. Zoller, Grands arrêts de la Cour suprême des USA, PUF, 2000,
p. 1321.
[18]
Ibid. .
[19]
Ibid.
[20]
E. Zoller, Droit constitutionnel, préc.
[21]
CEDH, 23 mars 1995, Loizidou, série A, n° 310, § 75.
[22]
B. Oppetit, Philosophie du droit, Dalloz, 1999, n° 109, p. 124.
[23].
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