mardi 30 mai 2017

BELLES PAGES 27: LA QUALIFICATION JURIDIQUE DES FAITS



La qualification juridique des faits

EXTRAIT DE "PROCÉDURE PÉNALE"
LEXISNEXIS - 2014

 

 Bibliographie. Th. Janville, La qualification juridique des faits, thèse Paris 2, PUAM, 2004, préf. S. Guinchard. – E. Gallardo, La qualification pénale des faits, Aix-Marseille, 2011, résumé in Travaux du Laboratoire de droit privé d’Aix-Marseille, PUAM, 2012, t. XIII, p. 231-240 et in Rev. sc. crim. 2013/4, 986.


POUR SOURIRE:
Jugement du TGI de Lambaréné (Gabon), 22 avril 1964

L’affaire de qualification juridique des faits dont il va être question ici mérite quelques remarques préliminaires, pour éviter toute équivoque ; c’est une affaire à plusieurs entrées : il faut comprendre que le juge qui a rendu ce jugement surprenant pour un esprit cartésien répondait sans doute à une demande forte d’apaisement social ; un accident de chasse, pour banal qu’il soit, n’est pas neutre sur un continent dont certains de ses habitants vivaient encore largement à l’époque (1963) de la cueillette et de la chasse et pour lesquels les relations sociales sur un espace villageois rural, avec des traditions culturelles très anciennes, peuvent très vite tourner à l’affrontement physique. Si l’on veut bien observer que l’affaire réunit au final, sur le même lieu, une femme et deux hommes (dont l’un tue l’autre), que le juge se réfère dans plusieurs parties de son jugement au fait que les protagonistes de ce drame entretenaient « des relations normales, malgré les dissensions peu graves entre certains membres des deux familles pour des questions de femmes », on conviendra aisément que ce juge est un sage. Au-delà des apparences et par un raisonnement « à l’occidental », pure technique de qualification calquée de manière totalement artificielle sur des croyances ancestrales, il réussit à relaxer le prévenu, sans remettre en cause ce qui, vraisemblablement, se cachait derrière cette partie de chasse, à savoir le désir de deux hommes de posséder la même femme. La qualification n’est ici qu’un habillage au service de l’apaisement des villageois (qui n’ignoraient sans doute rien de ce conflit). Le jugement a été réformé en appel, mais on reste confondu devant tant d’agilité intellectuelle.

Les faits (résumé)
Étienne se rend à la chasse et entend des cris de singe ; il se poste alors entre la grande forêt et les vieilles plantations, pensant que les singes iraient des unes à l’autre ; puis il les suit et voit venir à lui un chimpanzé menaçant, hurlant. Étienne est « dans l’obligation de lui décharger à la tête un coup de feu ; le chimpanzé tombe, fait entendre plutôt un cri d’homme, se redresse en homme et fait encore plus de 1 000 mètres en forêt en courant, quand Élisabeth le rencontre et le prend par la main ; il s’affaisse et meurt sans rien dire ; appelés au secours, les villageois vinrent, reconnurent le corps de Joseph et transportèrent son corps au village ».

L’enquête (résumé)
 Étienne finit par reconnaître les faits, qu’il faisait « parfaitement clair » quand le coup est parti mais « qu’il avait bien identifié sa victime, un chimpanzé ». Le juge note encore que : « Étienne ignorait totalement la partie de chasse faite par Joseph, que personne n’a pu dire qu’il ait vu Joseph partir à la chasse et qu’aucune arme n’a été trouvée avec lui ou sur les lieux de l’accident ».

En droit
« Attendu qu’un homicide involontaire n’est punissable que si c’est bien un homme qui a été tué par maladresse, imprudence ou négligence ; que dans le cas d’espèce, Étienne a visé en plein jour et a tiré sur un chimpanzé et non sur un homme ; que si le chimpanzé est devenu homme après le coup de feu, Étienne ne peut plus être retenu dans les liens de la prévention d’homicide involontaire » [on observera que le juge pose d’emblée le syllogisme qui le conduira à prononcer la relaxe].
« Attendu qu’il est de notoriété publique au Gabon que les hommes se changent soit en panthère, soit en gorille, soit en éléphant, etc., pour accomplir des exploits, assassiner les ennemis ou attirer sur eux de lourdes responsabilités, défendre leur plantation et ravager celles des voisins et des amis. Que ce sont là des faits qui sont inconnus du droit occidental et dont le juge gabonais doit tenir compte ; qu’il est en effet inconcevable à l’esprit européen qu’un homme puisse faire plus de 400 km en 27 heures à pied, alors qu’un Baketa de Makakou en 1951-1952 devenu courrier entre Makakou et Benué, l’accomplissait ».
« Attendu qu’il n’est pas aussi de la commune mesure qu’un individu ayant reçu une charge de plomb dans la tête et après être tombé se relève et arrive encore à faire plus de 1 000 mètres en forêt en courant ; que tel a été le cas de Joseph ». « Attendu qu’il faut encore faire savoir que les transformations des hommes en animaux féroces ont pour but de ne pas effrayer le gibier afin que le chasseur puisse s’en saisir plus facilement ».
« Attendu que Joseph qui est parti en chasse sans arme, n’en avait pas besoin puisqu’il pouvait prendre du gibier autrement qu’avec une arme ».
« Attendu que s’il faut punir les homicides involontaires de chasse, il y a lieu toutefois de considérer les cas et de sévir contre ces pratiques magiques et sorcières qui peuplent le Gabon, surtout en matière des opérations en forêt et qui retardent énormément l’évolution de notre peuple ».
« Attendu que le Tribunal a l’entière conviction que Joseph s’est transformé en chimpanzé en forêt et qu’il aurait été en chasse sans arme et à l’insu de personne, et que Étienne, notable, ancien combattant, largement décoré et plusieurs fois vainqueur des chimpanzés, ne pouvait pas tirer en plein jour sur un homme contre lequel il n’avait aucun antécédent défavorable ».

Par ces motifs : « Déclare Étienne non coupable des faits qui lui sont reprochés ; en conséquence le relaxe des fins de la poursuite sans peine ni dépens ».

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire