mardi 30 mai 2017

BELLES PAGES 15: PROCÉDURE CIVILE, LA VOLONTÉ DE RÉFORMER

SOMMAIRE DES BELLES PAGES DE 12 À 15

Belles pages 12 : le socle
I – LE SOCLE DES DROITS FONDAMENTAUX
Belles pages 13 : le code
II – HOMMAGE AUX RÉDACTEURS DU CODE DE PROCÉDURE CIVILE
III- TOUCHE PAS À MON CODE !
IV – LE CODE DE PROCÉDURE CIVILE ENTRE SON PASSÉ ET SON AVENIR
Belles pages 14 : le juge civil
V – HOMMAGE AU JUGE DES RÉFÉRÉS
VI – LA RÉFORME DE LA PROCÉDURE D’APPEL
VII – L’AUTORITÉ DE LA CHOSE QUI N’A PAS ÉTÉ JUGÉE
Belles pages 15 : la volonté de réformer
VIII – LA RÉFORME AVORTÉE DE LA GÉNÉRALISATION DE L’EXÉCUTION PROVISOIRE DE PLEIN DROIT
A)     1ère partie : un bon exemple de la France d’en haut contre la France d’en bas
B)     2de partie : le droit de libre critique
IX – LA « FEUILLE DE ROUTE » DE LA COMMISSION « GUINCHARD »

BELLES PAGES 15 : LA VOLONTÉ DE RÉFORMER
 LA RÉFORME AVORTÉE DE LA GÉNÉRALISATION 
DE L’EXÉCUTION PROVISOIRE DE PLEIN DROIT
A)    1ère partie : la France d’en haut contre la France d’en bas
Un bon exemple de la France d'en haut contre la France d'en bas : le projet de suppression de l'effet suspensif de l'appel
Publié le 5 juin 2002, Les petites affiches, 5 juin 2002, n° 112, p. 4
« Le fossé entre le peuple et les élites est devenu si profond qu'il tend à se substituer à la vieille lutte des classes » (Jacques Julliard, La faute aux élites, Gallimard, 1997) Ce point de vue sur un projet de décret qui tend à supprimer l'effet suspensif de l'appel en matière civile est d'abord un billet d'humeur et nul ne s'étonnera, dès lors, de son caractère parfois polémique au-delà des aspects juridiques d'un texte pour le moins contestable, car préparé dans la précipitation d'une fin de règne politique (quelle que soit l'opinion que l'on peut avoir de ce règne, là n'est pas la question) et dans une transparence douteuse. Ces choses devaient être dites et les lignes qui les transcrivent traduisent cette stupeur de voir ainsi quelques personnes appartenant au cercle restreint de ce qu'il est d'actualité d'appeler la « France d'en haut », rédiger et pousser un projet qui porte atteinte aux intérêts des plus faibles, sans même consulter ni se préoccuper des besoins de l'immense majorité qui compose la « France d'en bas ». La place Vendôme n'est pas la France et la France ne se réduit pas à cette noble place. Telle est notre intime conviction et ceux qui connaissent notre liberté de pensée et de ton ne seront pas surpris par la teneur de cet article ».  
De quoi s'agit-il en effet ? D'un projet de décret qui tend, rien que moins, à supprimer l'effet suspensif de l'appel en matière civile, en toutes matières civiles, sauf rares exceptions. La réforme est si importante qu'elle se cache derrière une terminologie de circonstance : on parle « d'exécution immédiate » des décisions de première instance (au lieu de l'expression ancienne « exécution provisoire » ; pourquoi pas d'ailleurs ?) et non pas franchement de suppression de l'effet suspensif de l'exécution des décisions de première instance, pendant le délai d'appel et dès lors que celui-ci est exercé. Comme si l'on avait honte de présenter le projet sous son véritable jour, comme s'il fallait passer en force et en catimini. Nous articulerons notre propos, au-delà de la pure analyse juridique (une fois n'est pas coutume), en trois temps : nous estimons que ce projet est politiquement inopportun (I), économiquement injustifié (II) et juridiquement incertain et dangereux (III).

I. Un projet politiquement inopportun

 A. Un projet qui resurgit après trois ans d'enfouissement

 Un bref rappel historique est nécessaire si l'on veut comprendre les enjeux du projet et les circonstances malheureuses de son élaboration. Il y a trois ans, au printemps 1999, la Chancellerie décida de réunir autour d'une table, à l'invitation du cabinet du ministre, quelques professionnels de la justice et des professeurs de droit, spécialisés en procédure civile, pour leur demander de lui faire connaître leurs réactions à un projet qui supprimerait le traditionnel effet suspensif de l'appel. Interrogé sur notre participation à cette réunion, nous avions personnellement suggéré que la table ronde soit élargie à de nombreux collègues car la question ne nous paraissait pas innocente ni neutre en terme de débat sur les choses de la justice et sur l'accès à un juge ; mieux valait s'entourer de beaucoup d'avis que d'un seul, tel était notre sentiment et il demeure aujourd'hui : les choses de la procédure civile sont trop importantes pour les citoyens et en même temps si techniques que le débat politique qui doit avoir lieu en amont de la présentation d'un projet gagne certainement à entendre plusieurs voix. Nous n'avons pas changé d'opinion sur ce point ; ne choisir d'entendre que quelques-uns est réducteur et encourt le reproche de les choisir en fonction de leur adhésion ou non, par avance, au projet (autre chose est la constitution d'une commission dont la présidence est confiée à un spécialiste ; il lui revient ensuite d'entendre d'autres personnes dans le cadre de sa mission). Le moins que l'on puisse dire, c'est que le projet de 1999 n'emporta pas l'enthousiasme des personnes présentes ; je n'ai pas à révéler ici le sens de leur intervention, mais il me semble que toutes, à l'exception d'une seule, se déclarèrent opposées au projet, avec des nuances certes, mais avec fermeté ; j'entends encore mon ami, le regretté Jacques Héron (le seul qui ne pourra pas s'exprimer aujourd'hui) tonner, avec l'autorité qui était la sienne (chacun se souvient de l'originalité de sa pensée dans son précis de droit judiciaire privé, mais l'auteur de ces lignes se souvient plus encore que le jury d'agrégation auquel il appartenait avait décidé de lui conférer la place de premier en 1984), contre la révélation que ce projet était destiné en fait à éviter que des employeurs condamnés en première instance n'abusent de l'appel pour accroître leurs facilités de trésorerie ! Si c'était le but visé, l'application des textes actuels sur l'appel abusif et dilatoire devait suffire à faire le bonheur des juges soucieux de sanctionner de tels comportements ; mais, de grâce, ne bouleversons pas l'économie d'un système fragile et équilibré pour viser simplement les employeurs qui usent des voies de recours mises à leur disposition par les lois de la République et soupçonnés d'abus dans l'exercice de leurs droits. Enfin, à la remarque que l'Italie avait adopté ce système, il fut répondu que dans les faits il semblait bien que le système italien ne fonctionnait pas comme les textes l'auraient prévu et qu'à tout le moins, une étude approfondie du droit italien, dans son effectivité, devrait être conduite par la Chancellerie. On se sépara sur ce constat et le temps passa ; sans doute, d'autres préoccupations plus urgentes accaparèrent le cabinet du ministre (on pense notamment à la loi du 15 juin 2000 sur la protection de la présomption d'innocence), mais le ministre changea et quelques semaines (pour ne pas dire quelques jours) avant les élections présidentielles et législatives « on » redécouvrit l'intérêt supposé de ce dossier, qui, à n'en point douter, selon ses promoteurs, doit répondre à l'une des toutes premières préoccupations des Français, puisqu'il devenait urgent de promulguer un décret majeur dans une période d'interrègne ! On peut en douter et nous en doutons.

B. Un projet qui méconnaît l'intérêt des justiciables et de la justice au seul profit (provisoire) des cours d'appel

Ce projet nous paraît, sur le plan politique s'entend, c'est-à-dire sur le plan de la vie de la Cité (au sens platonicien du mot) complètement décalé par rapport aux besoins des Français et l'illustration parfaite d'une conduite des affaires de l'État par une minorité de techniciens complètement déconnectés des réalités quotidiennes de nos concitoyens. Seul est pris en compte ici le fonctionnement des cours d'appel, dont certains attendent du projet une amélioration par la réduction du nombre des appels. Car c'est bien de cela qu'il s'agit, sinon pourquoi pousser les feux en faveur de l'adoption de ce texte ? C'est bien que l'on espère et que l'on attend de la suppression de l'effet suspensif de l'appel un découragement pour les perdants à faire appel, donc une baisse du nombre des actes d'appel. On est alors en droit de se poser la question : où est l'intérêt du justiciable ? Il faut n'avoir jamais été justiciable soi-même pour ne pas comprendre que lorsque, en matière civile, on a perdu son procès contre sa copropriété, contre son employeur, contre son propriétaire (et réciproquement) on ressent le besoin de faire appel, sans avoir à exécuter une décision que, par hypothèse, on récuse. Si l'on veut accroître le sentiment d'injustice des Français _ et même d'insécurité juridique, car l'appel, néanmoins formé après exécution de la décision de première instance, suivi d'une réformation provoquera cette insécurité _ il n'y a qu'à adopter ce texte, sans débat public. Déjà, en matière de référé, où chacun sait que les décisions sont exécutoires de plein droit, il arrive qu'on entende dans les prétoires des justiciables se plaindre qu'ils sont moins bien traités que les délinquants qui eux (sauf ordonnance de prise de corps) ne sont pas privés de l'effet suspensif de leur appel. Loin de nous l'idée de faire du sentiment populaire le critère de la ligne de conduite du pouvoir réglementaire en matière de procédure civile, mais tout de même, le système actuel n'est pas si déséquilibré qu'on veut bien nous le dire (cf. infra) pour qu'il faille tout bouleverser et plonger dans la révolte et le sentiment d'injustice les perdants d'aujourd'hui (qui sont peut-être chacun d'entre nous et les gagnants d'aujourd'hui).
Pour avoir été de ceux qui ont approuvé la réforme de la procédure civile intervenue en décembre 1998, nous pensons échapper au grief d'être trop proche d'une profession (les avoués d'appel) ou trop éloigné des inspirations politiques du ministre de la Justice d'hier. Nous renvoyons, sur le premier point, à notre article au Recueil Dalloz sur « L'ambition d'une justice civile rénovée »[1] dans lequel nous avons approuvé, entre autres dispositions, les conclusions qualificatives et récapitulatives contre les réserves exprimées par certains de nos amis avocats ou avoués. Quant au second aspect, on nous fera crédit de notre indépendance d'esprit et on lira pour s'en convaincre les pages qui vont paraître (en juillet) dans la seconde édition du manuel Litec de Procédure pénale, à propos de la loi sur la présomption d'innocence et de la crise d'hystérie sécuritaire qui a frappé la France à l'automne et dans l'hiver derniers ; on lira, dès à présent notre rapport de synthèse aux deuxièmes Entretiens d'Aguesseau de novembre 2001[2] et on comprendra que si nous ne sommes pas de ceux qui chassent en meute, à l'appel du loup, contre la loi Guigou, nous ne sommes pas non plus de ceux qui peuvent tout accepter parce qu'une logique purement gestionnaire de la justice se dessine dans notre pays. La justice est chose humaine ; elle ne vit que pour les hommes qui la subissent. On ne peut en abandonner la régulation de son fonctionnement aux seuls magistrats qui avec constance, dévouement et compétence, essayent de la faire vivre au quotidien. Quelles que soient leurs nobles préoccupations de mieux juger en jugeant moins, il y a une hiérarchie des valeurs qui s'impose au politique : la justice n'est pas faite pour ceux qui en font métier, juges ou auxiliaires de justice ; elle est faite pour ceux qui y ont recours ou qui y sont attraits, c'est-à-dire les citoyens. Seul leur intérêt doit être pris en compte. Quel est ici leur intérêt dans ce projet ? Celui, s'ils sont du côté du gagnant de première instance, d'avoir la satisfaction d'obtenir de suite l'exécution de la décision qui leur est (provisoirement) favorable, nonobstant l'appel de leur adversaire ? Mais il leur faudra peut-être se défendre devant le premier président de la cour d'appel (ou son délégué) si cet adversaire demande la levée de l'exécution immédiate, ajoutant ainsi un procès à un autre. À vrai dire, le projet ne vaut que par l'effet escompté d'une diminution des appels, donc un soulagement de la tâche qui incombe aux cours d'appel. Mais c'est raisonner à courte vue que de croire que le travail des magistrats affectés dans les cours s'en trouvera réellement allégé ; en créant un contentieux parallèle (parasite ?) sur la levée de l'exécution immédiate, contentieux dérivé vers les premiers présidents, on crée inéluctablement un appel d'air dans lequel les plaideurs ne manqueront pas de s'engouffrer, y compris ceux auxquels on reprochait, en 1999 et aujourd'hui encore, d'utiliser la voie de l'appel à des fins dilatoires ; si ces employeurs et autres plaideurs sont si mal intentionnés qu'on nous l'a dit au printemps 1999, ce n'est pas le nouveau système qui provoquera un changement de leurs comportements, sauf à restreindre considérablement les possibilités de recourir au premier président pour obtenir la levée de l'exécution immédiate, ce vers quoi tendent les dernières versions du projet, par un effet de spirale infernale (cf. infra, III).

C. Un projet dont on discerne mal la priorité au point de le préparer dans la précipitation et sans débat public

1. C'est le propre des textes réglementaires et leur inconvénient majeur que de pouvoir être préparés sans que la représentation nationale ne soit saisie, nous voulons dire, le Parlement (encore que rien n'interdise cette saisine, nous y reviendrons). Mais il n'est pas de la nature de ces textes d'être promulgués dans la précipitation. Le Conseil national des barreaux s'en est, à juste titre, offusqué dans la motion votée, par son assemblée générale, le 13 avril 2002[3] : on y lit que le C.N.B. mandate son président « pour protester solennellement et fermement contre cette méthode de consultation inacceptable », pour « indiquer à la Chancellerie que le C.N.B., après une analyse sérieuse, approfondie et réfléchie du texte par un groupe de travail constitué en son sein » ... « fera part de sa position définitive avant la fin 2002 » et pour « obtenir de la Chancellerie un nouveau calendrier plus conforme aux enjeux en cause ». En termes diplomatiques qui cachent à peine l'agacement du Conseil national des barreaux, les avocats se plaignent donc ouvertement de la méthode suivie par la Chancellerie et soulignent la nécessité de consulter plus largement et sans précipitation les professionnels concernés (en clair, le C.N.B. demande huit mois de réflexion supplémentaire). Le Conseil de l'Ordre du Barreau de Paris a aussi émis un avis défavorable dans sa séance du 21 mai 2002[4]. À une époque où chacun se plaît à demander davantage de dialogue au sein de l'institution judiciaire (cf. notre Précis de droit processuel et les déclarations de Mme la présidente de l'Ordre des avocats aux Conseils lors de la rentrée solennelle de cet Ordre), mais aussi au sein de la société civile, donc de la société politique, il peut paraître pour le moins curieux que certains aient pu penser pouvoir passer en force sur un sujet aussi sensible.
2. Car pour être sensible, le sujet l'est : il vise, ni plus ni moins, à vider l'appel de sa substance. D'où la question, à laquelle il faut répondre autrement qu'en invoquant le souci de faire en sorte que les décisions de première instance soient immédiatement exécutées. Le simple énoncé de la mesure préconisée ne vaut justification. Est-elle alors prioritaire dans la nécessaire réforme de notre justice ? On peut en douter à lire tous les livres qui ont été publiés ces derniers mois sur le thème de la justice. Ainsi, dans l'ouvrage collectif publié sous la direction de Me Daniel Soulez-Larivière et de Monsieur le Président Hubert Dalle, on ne trouve pas cette réforme dans la liste des dix priorités qu'ils énumèrent p. 433, pas même indirectement ; la question aurait-elle échappé à la vigilance de ces spécialistes avertis des choses de la justice[5] ? À lire leurs dix propositions on comprend qu'il y a d'autres urgences que la suppression de l'effet suspensif de l'appel, à la fois par rapport à la justice dans son ensemble et par rapport aux choses de la seule justice civile.
a) Par rapport à l'ensemble des questions qui agitent la justice en cette année électorale, on conviendra aisément que c'est la justice pénale qui devrait préoccuper tous ceux qui veulent améliorer le fonctionnement de l'institution judiciaire, notamment en raison de l'accroissement régulier du contentieux pénal. Les débats sur une réforme de la loi du 15 juin 2000 qui tendait à renforcer la protection de la présomption d'innocence sont loin d'être clos. Par ailleurs, quitte à s'intéresser à l'appel, on pourrait peut-être s'interroger sur la légitimité d'un système qui, au pénal, soumet l'appel de certaines ordonnances du juge d'instruction au pouvoir de filtrage du président de la chambre de l'instruction ; ou encore sur l'opportunité du maintien des textes qui autorisent une juridiction à joindre les incidents de nullité au fond et à reporter ainsi le juger des questions de forme à un moment où la décision sur le fond aura été prise et où les choses auront été si profondément avancées que la juridiction d'appel, voire de cassation hésitera à tout remettre en cause. Ou encore, à la pratique de ce qu'on appelle, en termes pudiques, « la rétention coutumière », qui consiste, à la fin légale du délai maximum d'une garde à vue, à retenir la personne qui doit être présentée devant un juge d'instruction, au-delà du juste temps nécessaire à son transport au palais de justice, parce que le juge d'instruction n'est pas libre, alors que ce temps devrait être anticipé dans le décompte de la durée de la garde à vue, au risque d'ailleurs de constituer une séquestration arbitraire au sens de l'article 5 de la Convention européenne des droits de l'homme. Devons-nous multiplier les exemples pour illustrer notre propos et la souffrance dans laquelle se trouvent aujourd'hui ceux qui ont à connaître de cette procédure autrement que par la lecture de la presse ? Oui, il y a des priorités plus fortes que celle de supprimer l'effet suspensif de l'appel en matière civile. De grâce, messieurs les civilistes, ne regardez pas que votre procédure, surtout pour sortir un projet qui porte atteinte au droit de chacun à une deuxième chance, au droit à un juge, à un recours effectif au sens de l'article 13 de la Convention européenne des droits de l'homme.
b) Et même au sein des questions concernant la justice civile, n'y a-t-il pas chose plus urgente à traiter que celle qui touche à l'effet suspensif de l'appel ? Par exemple, la question de la justice de proximité (v. l'article du sénateur Pierre Fauchon, dans Les Échos du 30 mai 2002) ou encore celle des ridicules conflits de compétence qui continuent de polluer les contentieux et d'encombrer les tribunaux, parce que l'on maintient, organiquement parlant, des tribunaux d'instance aux côtés des tribunaux de grande instance et à côté de ceux-ci des tribunaux administratifs ; si l'on veut faire oeuvre utile, commençons par faire en sorte que ces conflits n'existent plus. De même, la récurrente question de l'accès au droit et à la justice, techniquement, financièrement, nous semble autrement plus prioritaire que de supprimer l'effet suspensif de l'appel au seul motif de diminuer les affaires pendantes devant les cours d'appel. D'autres questions peuvent être traitées ; il ne servirait à rien d'en dresser ici inventaire, la seule question de la justice de proximité devrait suffire à remplir les journées de travail de ceux qui s'en préoccuperont. Et que l'on ne nous dise pas que l'exécution immédiate fait partie des exigences d'une justice de proximité : la question de la proximité dans le temps de l'exécution immédiate d'une décision de justice, relève d'une autre logique que celle de la proximité des tribunaux civils dans l'espace géographique (problème de la carte judiciaire) et dans l'espace juridique (problème du mode de saisine, de la présence obligatoire ou non d'un avocat ou d'un avoué) ; tout simplement parce qu'avant même de se préoccuper de l'exécution immédiate, il faut déjà avoir eu la possibilité d'accéder réellement à un juge pour qu'il rende cette décision, dans des conditions économiquement et juridiquement satisfaisantes ; c'est tout le sens de l'arrêt Golder, rendu par la Cour européenne des droits de l'homme le 21 février 1975 : il ne sert à rien d'énumérer des garanties de procès équitable si le justiciable ne peut pas accéder à un juge ; cela vaut pour le juge d'appel.
3. Reste la question du débat public. Là encore, on ne peut faire le reproche à ceux qui préparent ce projet de le faire en suivant la voie traditionnelle, mais tout de même, un peu de bon sens aurait consisté à réunir à nouveau ceux qui avaient été consultés au printemps 1999, ne serait-ce que pour leur faire part de l'évolution du dossier, des résultats de l'étude qui avait été suggérée sur l'effectivité du système italien. Mieux, en présence d'un texte qui pose une question de fond, celle du droit à un recours effectif, ne faut-il pas passer par la voie législative ? On objectera, peut-être, que la matière procédurale civile relève de la compétence du pouvoir réglementaire (articles 34 et 37 de la Constitution) ; ce serait oublier un peu vite que le Conseil constitutionnel, par une jurisprudence constante, autorise le Parlement à empiéter sur les compétences du gouvernement, à élaborer des lois au lieu et place de décrets : le non-respect, par le législateur, de la répartition des règles de compétence ne constitue pas une cause d'inconstitutionnalité[6] 6. Il n'est plus possible aujourd'hui de contester par la voie de l'article 61 de la Constitution, une loi contenant des dispositions de nature réglementaire ; il revient au gouvernement de protéger ou non son domaine propre de compétence en recourant aux articles 41 (pour s'opposer à des tentatives d'empiétement du Parlement) et 37, alinéa 2 de la Constitution (pour rétablir le caractère réglementaire de dispositions législatives en la forme) ou en s'abstenant de le faire. Il en a ici les moyens ; qu'il en ait la volonté !

II. Un projet économiquement injustifié

 L'objectif visé ne peut être que celui de la diminution du nombre des appels en matière civile, sinon à quoi servirait-il de renverser un principe dont les exceptions actuelles d'exécution immédiate pour les contentieux « sensibles » (contentieux prud'homal, référés, par exemple) suffisent à répondre aux attentes, dans certains cas justifiées, des justiciables ? Il ne faut pas perdre de vue en effet, qu'aujourd'hui, en droit positif, la possibilité d'assurer l'effectivité de l'exécution immédiate des décisions de justice existe, soit de plein droit, pour certains types de contentieux, soit sur décision du juge ; si l'on met de côté les rares cas, limitativement prévus par un texte, où l'exécution provisoire est interdite, on ne peut pas dire que les justiciables ne bénéficient pas, aujourd'hui, de la garantie d'une exécution immédiate ; simplement, dans la plupart des hypothèses, elle est soumise à la décision du premier juge ; faut-il avoir à ce point peur des juges de première instance pour leur ôter ce pouvoir de décider de l'exécution immédiate ? Car, c'est bien de cela dont il s'agit ici : en renversant le principe par la suppression de l'effet suspensif de l'appel, on prive les premiers juges, ceux qui connaissent le mieux le dossier (bien mieux qu'un premier président statuant sur recours ne portant que sur l'exécution immédiate) de toute marge de manoeuvre (sauf octroi d'un délai de grâce ou lorsque l'exécution immédiate est incompatible avec la nature de l'affaire). Économiquement, cette raison de supprimer l'effet suspensif de l'appel a donc l'apparence de la neutralité : on changerait simplement de juge. Il n'est pas certain que ce calcul, si c'est bien celui des auteurs du projet, soit exact.
En effet, derrière le principe de l'exécution immédiate il y a l'espoir que si le perdant de première instance doit d'abord exécuter la décision, il hésitera, par lassitude, à interjeter appel. Cela nous a été dit, au cours de la réunion du printemps 1999 dont nous avons parlé, à propos de l'attitude de certains employeurs condamnés aux prud'hommes ; cela transparaît dans les discours sur les appels dilatoires et l'encombrement de la justice civile, notamment en raison du trop grand nombre d'appels comparé au nombre des réformations prononcées. Cela fut écrit et dit par le premier magistrat de France pour lequel nous avons grand respect et haute estime, dans un article publié à la Semaine juridique le 14 novembre 2001 et consacré, de fait, à certains aspects de l'économie de la justice ; est évoquée dans cet article d'une grande hauteur de vue et qui révèle une maîtrise parfaite de la jurisprudence européenne et des questions qui se posent à la justice contemporaine (ce qui n'étonnera pas ceux qui connaissent la qualité exceptionnelle de l'homme qui honore, par sa présence à la tête de notre Cour de cassation, la magistrature française), « l'idée d'une justice de base renforcée, attentive, explorant dès l'introduction de l'instance toutes les possibilités d'un règlement consensuel du litige, à défaut le jugeant avec une plus grande attention après une instruction complète et approfondie mais en contrepartie, l'appel n'étant ouvert que de manière limitée et strictement réglementée » ; le lien est ainsi clairement établi entre une justice de première instance de meilleure qualité car plus attentive et menant une instruction plus approfondie et complète (n'est-ce pas le cas aujourd'hui ? et quelles assurances avons-nous, à supposer que des améliorations soient nécessaires, qu'elles seront réalisées ?) et la restriction au droit de faire appel. Dans une telle perspective, l'exécution immédiate n'est pas une fin en soi, elle n'est proposée que comme le moyen de parvenir à freiner les possibilités de faire appel, comme le fut en son temps, pour le pourvoi en cassation, le système de l'article 1009-1 du N.C.P.C. L'idée transparaît dans l'économie de l'arrêt éventuel de l'exécution immédiate par le premier président de la cour d'appel : ce ne sont plus les conséquences manifestement excessives de l'exécution immédiate qui serviront de critère d'arrêt de celle-ci, mais les chances de réussite de l'appel (v. infra III) ; on passe d'une logique d'un regard sur le présent immédiat des conséquences de l'exécution à une logique d'une appréciation au fond des chances de réformation du premier jugement, donc à un préjugement de l'affaire en appel. Ainsi, le flux du contentieux en appel, régulièrement dénoncé, notamment dans les discours de rentrée solennelle, devrait-il se stabiliser puis diminuer sensiblement. Ce raisonnement économique, cette logique purement gestionnaire des choses de la justice nous paraît doublement injustifié :
- d'abord, parce que le contentieux des affaires civiles baisse globalement et régulièrement depuis quelques années (d'environ 3 à 4 %) et que, si chacun le sait, peu le disent ou l'écrivent ouvertement ; il suffit de prendre connaissance des chiffres clefs de la justice publiés par le ministère de la Justice et disponibles sur son site internet pour s'en rendre compte. Sur quatre à cinq ans, c'est 20 % du contentieux civil qui disparaît en appel. Seules les affaires portées devant les juridictions répressives augmentent. Et il faut alors poser la question : à quoi sert l'effort que la nation a consenti quant à l'augmentation du nombre des magistrats si, parallèlement, on s'efforce de diminuer le contentieux venant en appel ? Envisage-t-on un redéploiement des effectifs de magistrats des cours d'appel vers les tribunaux de première instance ?
- Ensuite, parce que le projet risque d'avoir un effet pervers ; tout en sanctionnant durement ceux qui seront obligés de s'exécuter avant de plaider en appel, il provoquera un déplacement du contentieux vers les premiers présidents (ou leurs délégués) qui seront peut-être submergés de demandes d'arrêt de l'exécution immédiate, véritable exutoire que le projet est bien obligé de prévoir. Un contentieux viendra se greffer sur un autre, sauf, nous l'avons déjà dit, à restreindre considérablement la possibilité d'en référer au premier président ou à son délégué, pour arrêter l'exécution immédiate, ce qui accroît la dangerosité du projet (cf. infra, III).

III. Un projet juridiquement incertain et dangereux

 A. Les contraintes constitutionnelles et européennes

 1. Le droit d'agir en justice trouve son prolongement naturel dans l'institution des voies de recours. Mais la qualification du droit à ces voies de recours, droit fondamental ou non, rencontre quelques difficultés.
a) En droit européen, aucun droit de faire appel d'un jugement ne figure, en matière civile, au nombre des droits reconnus par la Convention européenne des droits de l'homme et la Cour européenne a jusqu'ici considéré que l'article 6 de cette Convention n'impose pas aux États d'ouvrir un recours contre les décisions rendues en matière civile[7]. Dès lors, si une loi nationale subordonne la recevabilité d'un recours à une décision par laquelle la juridiction compétente déclare que le recours soulève une question de droit très importante et présente des chances de succès (hypothèse d'un filtrage des recours), il peut suffire, pour que le procès reste « équitable », que la juridiction se borne à citer la disposition légale prévoyant cette procédure[8].
Est-ce que la Cour irait jusqu'à avaliser la suppression de toute voie de recours contre une décision ? Il serait audacieux de l'affirmer, tant il est vrai que la Cour européenne nous a habitués à des positions fluctuantes. Tout au contraire, on peut penser que l'évolution de la notion de procès équitable depuis 1970 devrait permettre un jour à la Cour européenne d'exiger un recours devant un deuxième tribunal, d'intégrer le droit à un deuxième juge dans les garanties du procès équitable. Selon H. Motulsky[9] et d'autres auteurs[10], le droit de critiquer une décision de justice fait partie des droits de la défense et il n'y aurait rien de choquant à ce que, après l'intégration de l'égalité des armes et de la motivation des décisions de justice dans les éléments du procès équitable, garanties qui ne sont pas explicitement énumérées par la Convention, la Cour européenne y intègre le droit à un deuxième juge. De plus, ce n'est pas parce que la Cour européenne n'exige pas que les États organisent un appel que ceux-ci doivent, sinon le supprimer, en tout cas en restreindre l'accès, surtout lorsque celui-ci fait partie des traditions juridiques de notre pays.
Déjà, le conseil des ministres du Conseil de l'Europe a recommandé que toute décision rendue par un tribunal inférieur puisse être soumise au contrôle d'un tribunal supérieur et qu'un recours devant une troisième juridiction soit réservé aux affaires qui « contribueraient au développement du droit et à l'uniformisation de l'interprétation de la loi » ou qui soulèvent « une question de droit d'importance générale »[11]. C'est l'affirmation claire et nette du droit d'appel et, d'une manière plus restrictive, du droit à un pourvoi en cassation.
b) Le Conseil d'État considère que la règle du double degré de juridiction est un principe général du droit, le législateur seul pouvant y déroger[12].
c) Quant au Conseil constitutionnel, s'il est vrai qu'il se contente d'estimer qu'il serait contraire au principe de l'égalité devant la justice que la garantie d'un double degré de juridiction puisse dépendre de l'une des parties au procès[13] ou du retard de la cour d'appel à se prononcer[14] sans reconnaître à cette règle la valeur d'un principe général du droit[15], d'une garantie de nature législative, on prendra garde d'observer que cette position ne s'exprime que dans une matière qui, traditionnellement, ne connaît pas l'appel[16].
C'est pourquoi, il n'est pas interdit de voir dans le droit d'appel une règle qui a une valeur « para-constitutionnelle »[17], en ce sens que si le législateur est maître de l'abroger totalement, il ne peut en limiter soit le contenu, soit le champ d'application, sans l'accord du Conseil constitutionnel ; en conséquence, le législateur ne peut y déroger en raison de circonstances particulières lorsque, dans un contentieux déterminé, la loi a posé cette règle ; le fait que de nombreuses lois dérogent à cette règle empêche de transformer ce caractère para-constitutionnel en valeur constitutionnelle au titre des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République. Selon une excellente observation « bien que l'analyse des décisions rendues par le Conseil constitutionnel oblige à conclure à l'absence de valeur constitutionnelle du principe du double degré de juridiction, elle témoigne dans le même temps que le double degré de juridiction ne reste pas sans valeur constitutionnelle »[18].
On en retiendra l'idée, qu'eu égard à la position du Conseil d'État et du Conseil constitutionnel et de la doctrine la plus éminente en la matière, le droit d'appel en matière civile ne pourrait être supprimé que par une loi, et encore, à condition que cette loi ait l'aval du Conseil constitutionnel. On voit mal, d'ailleurs, un gouvernement prendre le risque de supprimer de manière absolue le droit d'appel en matière civile.
d) La Cour de cassation elle-même marque son attachement au droit d'appel avec sa jurisprudence sur l'appel-voie de nullité autonome, lorsqu'elle restaure l'appel qui a été supprimé ou différé dans le temps par le législateur dans les cas d'une violation grave d'un principe de procédure ou d'un excès de pouvoir par le juge du fond.
L'état d'esprit général est donc nettement en faveur de la qualification de droit fondamental du droit d'appel. Derrière les certitudes de la jurisprudence du Conseil d'État et de la Cour de cassation sur le droit à un recours effectif, derrière les nuances du Conseil constitutionnel et les arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme, se profile l'idée que tout justiciable a droit à une deuxième chance, car l'idée d'une erreur du premier juge s'insère plus fortement qu'autrefois, dans la tête des perdants ; et qui peut garantir l'absence d'erreur ? Restreindre le droit d'accès au juge d'appel, c'est ouvrir plus largement la voie de la mise en cause de la responsabilité des juges.
2. Le projet de décret est beaucoup plus subtil, en ne supprimant pas le droit d'appel, mais en le limitant indirectement. Dès lors, on doit se demander si les atteintes, de fait, que le principe de l'exécution immédiate porte au droit de faire appel, ne porte pas atteinte à la substance même de ce droit. On sait en effet que la Cour européenne des droits de l'homme affirme avec constance que « la Convention a pour but de protéger des droits, non pas théoriques et illusoires, mais concrets et effectifs »[19] 19. Est-ce que le fait d'exiger l'exécution immédiate de la décision attaquée pour pouvoir former appel ne constitue pas, en lui-même, une atteinte au droit fondamental à un recours effectif contre la décision du premier juge ? On ne peut tirer argument du système instauré par le décret du 26 février 1999 pour le pourvoi en cassation (article 1009-1 du N.C.P.C.), car on est alors dans le cadre d'une voie de recours extraordinaire pour accéder à un juge de cassation, juge du droit et non pas juge de la réformation. Il nous semble que la prudence commanderait pour le moins, si le projet de réforme devait être maintenu, que le législateur soit saisi du principe même de la réforme, laissant ensuite au pouvoir réglementaire le soin de le mettre en œuvre. L'argument juridique rejoint ici l'argument politique de la transparence.

B. Un projet dangereux

Sans entrer dans le détail d'une analyse juridique que nous réservons à un texte définitif, on signalera simplement ici quelques questions en suspens.
Quid, par exemple, de la distinction des voies de recours ordinaires et extraordinaires ? Le projet conduit à s'interroger sur la pertinence du maintien de leur distinction par leur effet suspensif ou non de l'exécution. La notion de force de chose jugée s'en trouve aussi bouleversée puisque le jugement aura, dès son prononcé, non seulement autorité de chose jugée, mais aussi force de chose jugée.
Le régime dérogatoire prévu par le projet soulève nombre de questions. En effet, l'article 524 du N.C.P.C., dans la nouvelle formulation que lui donne le projet, prévoit une sorte de soupape au principe de l'exécution immédiate en permettant au perdant de demander au premier président de la cour d'appel ou à son délégué, « un sursis à exécution » (terminologie typiquement administrative qui traduit bien l'esprit restrictif du texte) dans des cas limitativement énumérés. Et l'on voit bien apparaître, sur ce point, les difficultés d'application du nouveau principe et de son exception : d'abord, le projet a connu plusieurs moutures de rédaction qui traduisent le malaise de ceux qui l'ont élaboré ; ensuite, il est à prévoir, si le projet devient réalité, que, demain, de nouvelles exceptions apparaîtront nécessaires, car on ne peut pas tout prévoir ; faudra-t-il alors prendre un nouveau texte pour préciser l'ancien, au risque d'accroître l'insécurité juridique ? Enfin, les cas actuellement retenus laissent pantois par leur rédaction. Le sursis à exécution pourra être obtenu « si l'exécution apparaît incompatible avec la nature de l'affaire » ou encore « si, parmi les moyens invoqués en cause d'appel, certains d'entre eux, manifestement sérieux, sont de nature à justifier l'annulation du jugement attaqué, son infirmation totale ou son infirmation partielle lorsque celle-ci vise les chefs principaux du dispositif de la décision ». L'appréciation du caractère sérieux du moyen d'appel est donc liée à la condition préalable que ce moyen porte soit sur l'annulation du jugement attaqué, soit sur son infirmation totale ou partielle et à condition encore que cette infirmation vise les « chefs principaux du dispositif de la décision ». Qu'est-ce qu'un chef principal du dispositif ? Cette notion nous promet une belle bataille juridique, donc un encombrement des juridictions sur cette question. Une première variante, guère plus claire, parle de demande d'infirmation qui porterait « sur les chefs principaux des prétentions des parties tranchées par le dispositif de la décision ». Une seconde variante évoque l'idée que la demande d'infirmation « porte sur la partie principale de l'objet du litige ». Ces hésitations montrent qu'il est difficile de concilier principe d'exécution immédiate et exceptions limitées au strict minimum. Car le risque majeur de l'économie du système, c'est soit d'être généreux dans les cas admis de sursis à exécution, soit, au contraire, d'être très restrictif. Dans le premier cas, on n'aura fait que retarder le moment où il sera dit que l'exécution immédiate n'est pas possible, avec en plus la saisine d'un second juge. Dans le second cas, on verrouille tellement l'accès au sursis à exécution que ce contentieux incident va gonfler artificiellement de questions portant sur la notion de « chef principal », de « moyen manifestement sérieux », etc.
Dans toutes les hypothèses, il est à prévoir que le nouveau système créera un contentieux très important au niveau du premier président. Et comment celui-ci va-t-il pouvoir motiver sa décision puisqu'il devra lier sa décision d'arrêt ou non de l'exécution immédiate à l'examen au fond des moyens d'appel ? Ne va-t-il pas anticiper sur la décision au fond qui sera prise par la Cour d'appel en formation collégiale ? Celle-ci ne sera-t-elle pas tentée de considérer que, dès lors que le premier président a refusé d'accorder le sursis à exécution, les moyens d'appel ne sont pas sérieux ? Les pouvoirs du premier président étant ainsi accru n'inciteront-ils pas les justiciables à essayer de mettre en cause sa responsabilité sur le fondement de l'erreur ? De proche en proche, ne va-t-on pas laisser le premier président seul juge de l'appel au fond, sous couvert de lui permettre de se prononcer sur la seule demande de sursis à exécution ?
Un autre contentieux va se trouver gonflé, celui du remboursement après réformation d'une décision exécutée de plein droit.
En guise de conclusion. Il nous semble que, face à un projet qui bouleverse notre conception des voies de recours et modifie sensiblement l'économie du nouveau Code de procédure civile, code de raison et d'équilibre, il est temps d'ouvrir le débat public que cet article a pour ambition de provoquer. Quitte à tout modifier, que cela soit dans la transparence et la continuité des principes de la République, pas à la sauvette, à la veille d'un changement de gouvernement et, maintenant, au départ de l'installation d'un nouveau ministre. Nous croyons à la continuité de la République, ce qui ne condamne pas inéluctablement le projet, mais nous croyons plus encore à la transparence et au dialogue, vertus républicaines qui ont singulièrement manqué dans les prémisses de ce projet. C'est cette transparence qui fera apparaître, comme nous le pensons, que les Français ont d'autres préoccupations dans leur vie quotidienne de justiciables, que celui de ne plus pouvoir bénéficier de l'effet suspensif de l'appel. Si cette transparence passe par la voie parlementaire, pourquoi pas ? Mieux vaut en débattre publiquement. En tout cas, il n'est pas sain, dans une démocratie soucieuse de l'état de droit, que des réformes de cette importance passent par la voie de la quasi-clandestinité. Faut-il rappeler qu'en France la royauté a chuté, entre autres raisons, parce qu'il n'existait pas d'Assemblée nationale représentative de l'intérêt général et que les Parlements ont voulu imposer leur vision des choses comme aujourd'hui quelques-uns ne sont soucieux que de l'intérêt des cours d'appel à voir diminuer le contentieux qui leur arrive chaque jour ? On nous annonce une loi sur la justice de proximité, et bien, que l'on ait le courage d'écrire dans ce projet la suppression de l'effet suspensif de l'appel.
B)    2de partie : le droit de libre critique
Pour une exécution provisoire à visage humain
et le droit de libre critique des choses de la justice
Publié en 2002, Les Petites affiches, 28 octobre 2002, n° 215, p. 7
Il fut un temps où la courtoisie des relations entre les auteurs d'articles d'actualité, même brûlante, l'emportait sur la divergence des opinions, de telle sorte que celles-ci s'exprimaient sans animosité ni attaques personnelles. Il semblerait, à lire certaines réponses[20] (pas toutes)[21] à un billet d'humeur[22] sur le projet de suppression de l'effet suspensif de l'appel, billet paru, sous ma signature, le 5 juin dernier, dans les colonnes des Petites Affiches[23], que ce temps soit révolu. Septembre 2002 sera, à cet égard, un septembre noir et aura annoncé, de ce point de vue, l'automne de la pensée juridique plutôt que son printemps, tout au moins dans sa forme. Quant au fond, la jurisprudence européenne née d'un arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme du 18 avril 2002 (v. infra, I.A.1.) vient conforter l'intuition que nous avions eue et la thèse que nous avons défendue et détruire irrémédiablement l'un des arguments avancés par les tenants de la thèse opposée. 
Quel crime contre l'esprit et la libre critique ai-je donc en effet commis pour être accusé, rien de moins, d'être « démagogique »[24] et « doctrinaire »[25], de « manquer de courage »[26] et « de recul »[27], de traduire de manière non conforme à la réalité ce qui fut dit à une réunion de travail à la Chancellerie au printemps 1999[28] et d'être suspect de partialité parce que les processualistes (catégorie à laquelle je crois appartenir, mais sait-on jamais...) seraient « toujours consultants » et, à ce titre, auraient besoin que les procès se prolongent sans entraves en appel pour justifier leurs offres de consultations, ce qui expliquerait « qu'ils s'associent au travail de sape engagé à l'encontre d'une réforme qui n'est pas de nature à multiplier les interventions procédurales »[29]! Ouf ! De l'air pur, comme celui que je respire dans le massif du Mont-Blanc et la vallée de Chamonix[30], pour rester sur terre, à Paris, entre la Montagne Sainte-Geneviève et l'île de la Cité, à l'emplacement du Forum romain, au cœur du débat et du forum des idées. Pour mieux souligner la différence de nature qui sépare les deux types d'arguments réfutés dans chacune des deux parties de cet article, nous passerons du « nous » dont la majesté séculaire manifeste ostensiblement et garantit un retour au cœur du problème de la généralisation de l'exécution provisoire de droit, au « je » dont on dit qu'il est haïssable (comme les attaques personnelles et les procès d'intention). La polémique doit savoir céder la place à la sérénité. C'est pourquoi, la réponse (II) à d'injustes critiques passera après l'exposé des arguments de fond (I). Le lecteur qui ne serait intéressé (et je le comprends par avance) que par le fond pourra ainsi se dispenser de lire la seconde partie.

I. Au fond

 Le cœur du débat est à la fois technique et philosophique : qu'est-ce qui légitime le projet, techniquement et/ou rationnellement ? Puisqu'il s'agit de bouleverser notre conception de l'appel, quel intérêt supérieur justifie le passage d'une exécution provisoire ordonnée par le premier juge dans la plupart des hypothèses, à une exécution immédiate de droit généralisée à tous les contentieux, sans que ce juge de première instance ait son mot à dire ? Si l'on veut bien nous donner une raison, une seule, qui justifie ce changement, au-delà des arguments qui relèvent de l'attaque personnelle et qui participent d'une tentative de disqualification de l'opposant au projet (v. infra, II), ou de celui de vouloir provoquer par cette réforme une réduction sensible du nombre des appels, alors nous sommes tout prêt à l'entendre et à l'examiner. Mais, nous devons l'avouer, la lecture des articles en réponse au nôtre ne nous a rien apporté de neuf, si ce n'est la reprise, en creux, de nos propres arguments, reprise assortie, pour l'un d'entre eux, de deux curiosités juridiques[31]; rien sur la ratio legis de cette réforme. Sans reprendre ici tous les arguments que nous avons exposés contre le projet le 5 juin dernier, nous voudrions indiquer que son rejet est fondé sur la conception de l'appel, sa nature, et sur l'idée que nous nous faisons de la justice de notre pays, à travers le rôle, la confiance, que l'on veut ou non accorder au juge de première instance. Derrière la technique procédurale, comme bien souvent, c'est la place du juge dans la société qui apparaît en filigrane. Dans ces conditions, invoquer une phrase de MM. Cornu et Foyer, pour justifier le projet (« l'effet suspensif, s'il est de la nature, n'est pas de l'essence de l'appel »)[32] prouve mal à vouloir prouver trop. Supprimer l'effet suspensif de l'appel si ce n'est pas attenter à l'essence de l'appel, c'est le dénaturer précisément, car l'effet suspensif, comme l'ont si justement écrit MM. Cornu et Foyer, ces deux maîtres de la procédure civile et du Code qu'ils ont inspiré, participe de la nature de l'appel (A). Généraliser l'exécution de droit c'est porter atteinte à l'ambition d'une justice à visage humain (B).

 A) L'effet suspensif de l'appel participe de sa nature
Que les choses soient claires : nous ne sommes pas opposés à l'exécution provisoire en dérogation avec l'effet suspensif de l'appel. Nous contestons un projet qui la généralise en ôtant au juge du premier degré son pouvoir de l'ordonner. C'est une nuance qui semble avoir échappé à ceux qui trouvent notre critique « injustifiée » ou « passionnelle ». Trois types d'arguments sont avancés, à demi-mot, pour justifier le projet, c'est-à-dire - ne le perdons pas de vue - la généralisation de l'exécution provisoire de droit. Aucun ne nous paraît pertinent.
1. Il y a d'abord l'idée que la question de la suppression de l'effet suspensif est liée à celle de l'exécution des jugements, de l'effectivité de cette exécution. En quelque sorte, l'exécution immédiate de droit et généralisée à tous les jugements ou presque, aurait cette vertu d'assurer l'effectivité de la justice. Ainsi, pour Loïc Cadiet, il faut faire le lien entre cette réforme que l'on voudrait nous imposer et l'instauration d'un titre exécutoire européen, parce que ces deux projets participent « de l'évolution contemporaine du droit de l'exécution, caractérisée, pour l'essentiel, par l'affirmation croissante du droit à l'exécution effective des jugements et autres titres exécutoires »[33]. La généralisation de l'exécution immédiate serait ainsi « parfaitement conforme à la promotion contemporaine du droit à l'exécution effective des jugements »[34]. On trouve un écho de cette thèse dans la citation, rapportée par M. Magendie, de la phrase de notre collègue Marie-Anne Frison-Roche sur « le droit qui tourne à vide si les jugements ne sont pas ultimement exécutés »[35]. Sans vouloir ici nous livrer à l'exégèse de la pensée de notre éminente collègue, il faut tout de même dénoncer l'assimilation entre « exécution immédiate » et « exécution ultime ». Cette dernière, comme l'indique le qualificatif « ultime », concerne le jugement qui se trouve au bout de la chaîne des différentes phases d'un même procès et au bout des jugements qui peuvent intervenir dans le même procès ; le jugement « ultime », c'est celui qui devient irrévocable ; pour lui, effectivement, on peut affirmer que le droit et le justiciable ont besoin qu'il soit exécuté ; mais proposer de généraliser l'exécution immédiate des jugements susceptibles d'appel, ce n'est pas renforcer l'effectivité de la justice civile jusque et y compris dans l'exécution des décisions rendues. C'est anticiper sur le jugement non encore irrévocable.
La jurisprudence européenne la plus récente conforte, précisément, notre thèse et détruit complètement l'argument de ceux qui, pour soutenir le projet, prétendent que l'effectivité de l'exécution des jugements passe par leur exécution immédiate. En effet, le 18 avril 2002, la Cour européenne des droits de l'homme a clairement affirmé, dans l'arrêt Ouzounis c/ Grèce[36], que le droit à l'exécution n'est attaché qu'aux décisions définitives et obligatoires. En conséquence, si l'exécution immédiate de certaines décisions de justice autorise le recours à des procédures d'exécution forcée en droit interne, leur inexécution éventuelle ne pourra pas fonder une quelconque sanction sur la base de l'article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l'homme. Et un auteur particulièrement averti de la jurisprudence européenne a fait remarquer qu'avec cet arrêt l'exécution immédiate envisagée par le projet ne sera pas garantie sur le fondement de l'article 6, § 1, « alors même que des procédures d'exécution forcée internes pourront être appliquées pour rendre le jugement effectif »[37]. Il en résulte inéluctablement que le droit à l'exécution est désormais exclu pour les décisions assorties de l'exécution provisoire par le juge et pour celles qui en bénéficient de plein droit ! Voilà qui réduit à néant l'argument tiré de l'effectivité de l'exécution immédiate des jugements de première instance, puisque le perdant pourra se soustraire, sans risque de sanction sur l'article 6, à l'exécution de droit (comme à l'exécution ordonnée d'ailleurs).
2. La réforme serait l'occasion d'amener la « France d'en bas » à connaître, en quelque sorte, des joies de la « France d'en haut », en goûtant au plaisir de l'exécution de droit comme en matière d'arbitrage. Sur le plan formel, nous nous réjouissons de voir l'expression « démagogique » de notre article (v. infra, en II) reprise à l'appui d'une tentative de justification de la suppression de l'effet suspensif de l'appel, mais l'argument est faible et surprend doublement : d'une part (est-il nécessaire de le rappeler ?), les sentences arbitrales ne sont pas exécutoires de plein droit, mais après une procédure judiciaire, dite d'exequatur, devant le tribunal de grande instance siégeant à juge unique (article 1477 du nouveau Code de procédure civile et article L. 311-11 du Code de l'organisation judiciaire) ; d'autre part, lorsque l'appel ou un recours en annulation sont possibles (selon les distinctions des articles 1482 à 1484 du nouveau Code de procédure civile), l'article 1486, alinéa 3, du même Code prévoit expressément que le délai pour exercer ces deux recours est suspensif de l'exécution de la sentence arbitrale et qu'il en est de même de l'exercice du recours. Le renoncement au double degré de juridiction que met en avant M. Magendie pour l'arbitrage, outre qu'il révèle la véritable nature du projet qui avance à visage masqué (comme nous l'avions dénoncé le 5 juin dernier) ne nous semble pas, précisément, un objectif à promouvoir en l'état de la justice civile. Ce qui compte d'abord, en cet état, c'est d'améliorer la qualité de cette justice (v. en ce sens le séminaire tenu à l'École nationale de la magistrature en 2001[38] et l'article précité de notre collègue Thierry Le Bars), pas de supprimer l'effet suspensif de l'appel ou de réduire les possibilités de faire appel. Si le procès n'est pas une loterie[39] , plus exactement s'il ne devrait pas l'être, il faut tout de même bien accepter la marge d'erreur inhérente à l'activité humaine, sans parler du double regard porté sur un dossier, à l'époque du juge unique de plus en plus présent dans la justice civile française.
3. S'il est exact de dire que le procès civil n'est plus aujourd'hui « la chose des parties », tant dans la procédure de mise en état que dans le déroulement de l'instance[40], il n'est pas vrai d'affirmer que les parties seraient maîtres « de la qualification juridique des faits »[41] ; le droit positif est en sens contraire ; en témoignent l'article 12, alinéa 2 du nouveau Code de procédure civile : « il [le juge] doit donner ou restituer leur exacte qualification aux faits et actes litigieux sans s'arrêter à la dénomination que les parties en auraient proposée », l'interprétation qu'en donne la Cour de cassation[42] et la doctrine[43]. Dès lors, déduire d'une affirmation irrémédiablement erronée que le juge, par symétrie en quelque sorte, serait « maître du jeu procédural »[44] rend sans portée aucune l'argument tiré des pouvoirs du juge pour justifier l'exécution de droit généralisée.
Si la nature de l'appel justifie le maintien de son effet suspensif comme principe, alors la question est de justifier les atteintes à ce principe. On rejoint ainsi la conception que l'on peut avoir de la justice.
 B. L'exécution provisoire et l'ambition d'une justice à visage humain
Derrière les arguments techniques, c'est toute une conception de la justice qui se profile (conception souple ou rigide) et du rôle du juge du premier degré.
1. Le système actuel est souple à un premier point de vue, celui que révèle l'harmonie du système mis en place par les rédacteurs du code. L'exécution immédiate n'est pas inconnue ; elle existe dans de nombreux cas, soit en raison de la nature du contentieux (affaires prud'homales, procédures d'exécution, procédures collectives, affaires de sécurité sociale, etc.), soit en raison de l'urgence (procédures de référé). Souplesse encore dans le choix laissé au juge du premier degré, dans les autres cas, de se prononcer en connaissance de cause sur l'exécution immédiate et sous le contrôle du premier président. On reconnaît bien, dans ce système, la grande sagesse des autorités doctrinales qui ont participé à la rédaction du code : ou bien, le contentieux répond à une situation d'urgence ou de défense d'intérêts qui méritent une protection particulière et dans ce cas l'exécution provisoire est de droit. Ou bien, ce n'est pas le cas et l'exécution provisoire est laissée à la discrétion du juge, sans vouloir faire le bonheur (supposé) des justiciables contre leur volonté.
On voit bien aujourd'hui les difficultés que génère l'exécution provisoire de droit puisque, malgré l'interdiction légale qui leur est faite de l'arrêter, ce qui est sans doute inconstitutionnel[45], certains premiers présidents continuent de suspendre des exécutions provisoires de droit lorsqu'un vice grave affecte la procédure de première instance ; nous qui avons créé et annoté pendant onze ans le Code Litec de procédure civile (de 1986 à 1997)[46] et qui avons commenté, chez Dalloz, ce même Code, article par article, depuis 1999, nous ne pouvons éluder cette jurisprudence systématiquement condamnée par la Cour de cassation mais dont la pérennité prouve que la rigidité d'un système ne tient pas devant les réalités de la pratique. Les rédacteurs du projet l'ont bien perçu puisqu'ils ont prévu un recours devant le premier président dans le cadre d'une exécution provisoire de droit ainsi généralisée, mais avec une réforme de taille : alors que la Cour de cassation interdit aux premiers présidents lorsqu'ils sont autorisés à suspendre une exécution provisoire ordonnée par le premier juge, de tenir compte des chances de réformation de l'appel pour s'en tenir aux conséquences manifestement excessives de l'exécution ainsi ordonnée, le projet revient sur cette jurisprudence en permettant au premier président de porter cette appréciation sur les chances de réussite de l'appel, ce qui prouve bien quelles sont les véritables intentions des auteurs du projet, à savoir limiter le nombre des appels et non pas assurer l'effectivité de l'exécution des décisions de justice tout en combattant contre les excès de celle-ci en cas de vice grave qui affecterait la décision du premier juge !
2. Le projet de généralisation de l'exécution immédiate de droit à tous les jugements traduit, en outre, une conception rigide de la justice et castratrice du rôle de juge du premier degré puisqu'il lui enlève tout pouvoir d'ordonner l'exécution provisoire. Ce n'est pas notre conception de la justice que celle qui rigidifie un système, et traduit la méfiance de nos gouvernants envers les juges de première instance au point de réduire leurs pouvoirs. Faut-il avoir à ce point peur du juge (comme du législateur, v. infra, II.B.1) pour ne pas lui permettre, lui qui connaît le mieux le dossier, de donner son avis et de trancher sur cette question de l'exécution provisoire ? On objectera peut-être que d'autres pays connaissent de l'exécution immédiate de droit ; chacun sait bien que l'argument du droit comparé doit être manié avec prudence, tant il est vrai que les conditions de vie d'une institution ne se comprennent que par le contexte qui l'entoure. Ainsi, si l'Italie connaît de l'exécution de droit généralisée, il faut rappeler que ce pays est en situation de détresse quant à la durée déraisonnable dans laquelle sont rendus ses jugements ; il suffit pour s'en convaincre de consulter le site internet de la Cour européenne des droits de l'homme ; ce sont des centaines de condamnations par an que la Cour prononce de ce chef contre l'Italie. On comprend, dans ces conditions, que les autorités italiennes n'aient pas voulu que le justiciable soit, en plus, pénalisé par l'attente désespérée d'un jugement définitif pour obtenir l'exécution de la décision ! Quant à l'Angleterre, la consultation des meilleurs ouvrages en langue anglaise sur la question[47] nous apprend que le système dit de l'appel « only with leave » s'explique par la nature de la justice anglaise, ses traditions et son contexte. Au demeurant, pourquoi les autres pays auraient-ils raison et la France tort dans le contexte de sa culture et de ses traditions ?
Le projet dévalorise le rôle du juge du premier degré et le déresponsabilise. C'est précisément parce que nous sommes confiants dans le juge et l'exercice de sa mission que nous sommes par ailleurs si exigeants sur les qualités exigées de lui à l'entrée dans la profession et par la suite, dans l'exercice quotidien de celle-ci[48] . Tout se tient : la croyance que la société a besoin de gardiens, tiers arbitres de nos différends, indépendants et impartiaux, bien formés et rémunérés et la confiance qu'on peut mettre en eux, eux tous, pas seulement en quelques premiers présidents (ou leurs délégataires) qui deviendraient les attributaires exclusifs de l'arrêt de l'exécution provisoire de droit.
C'est donc bien une justice à visage humain que nous souhaitons en critiquant ce projet néfaste pour tous les justiciables, alors qu'il existe déjà de nombreux cas d'exécution de droit qui répondent à leurs besoins, selon la nature du contentieux ou l'urgence de la situation. N'est-il pas significatif à cet égard que M. Magendie lui-même termine son article par la preuve de l'inutilité de la réforme envisagée, puisqu'il appelle les juges de première instance à ordonner l'exécution provisoire, ce que les textes actuels leur permettent de faire précisément ? Pourquoi pas s'ils l'ordonnent en leur âme et conscience, après avoir entendu sur ce point les arguments des parties et pesé le pour et le contre ? Quel plus bel exemple d'une justice à visage humain peut-on donner, que de souhaiter que nos juges de première instance conservent encore longtemps leurs pouvoirs en matière d'exécution provisoire ? Il nous semble que le choix est entre une justice rigide donc injuste et une justice souple entre les mains de ceux que nous avons choisis pour être les gardiens de nos libertés et les arbitres de nos conflits.

II. Pour la liberté d'expression

 J'avoue bien volontiers avoir hésité à m'engager sur ce terrain de la réponse à des critiques non seulement injustes, mais largement inspirées par un ressentiment à l'encontre d'une doctrine qui ne correspond pas à ce que l'on souhaite, comme si le débat devait être réservé à certains initiés (ceux des cercles ministériels) ou à ceux qui, au quotidien _ et avec beaucoup de mérite _ participent à la construction de l'oeuvre de justice en arbitrant les conflits de nos compatriotes. Mais dans la mesure où, d'une part, certains ont cru devoir lancer ce type d'arguments dans l'arène juridique et où, d'autre part, ces arguments tendent à dénaturer le vrai débat sur la nature de la justice que l'on souhaite, il m'a semblé nécessaire de les reprendre pour mieux vider l'abcès d'une mauvaise querelle. Au demeurant, on pourra le constater au fil de ces lignes, la réponse à ce type d'arguments sera conduite en liaison avec le fond du débat et la question, entre autres, de l'équilibre des trois pouvoirs et du rôle que l'on veut bien reconnaître à l'autorité judiciaire, afin d'atténuer, autant que faire se peut, la désagréable sensation d'être obligé de s'auto-justifier, alors que je suis l'agressé et non pas l'agresseur, et d'apporter des réponses sur un terrain qui n'est pas le mien, celui de l'anathème et de la disqualification de l'adversaire doctrinal. Je regrouperai les critiques autour de deux axes principaux, tels qu'ils ressortent de la lecture des articles en question, sans prétendre à l'exhaustivité.

A. Manque de courage et de raison, passions ?

 Faut-il aborder les arguments tirés des « passions » supposées et de la « polémique » que mon article aurait introduite (mais sans cet article il n'y aurait même pas eu de débat !), passions et polémique qui l'emporteraient sur « la raison »[49], le tout associé à un manque de courage[50] et pour aboutir à l'affirmation péremptoire d'une doctrine sans « recul », ni « mesure », ni « réflexion », sans « qualité », pour tout dire - le mot est lâché - « doctrinaire[51] » ? C'est beaucoup pour un seul homme !
1. Je reconnais volontiers avoir vivement critiqué la procédure suivie au printemps 2002 pour faire passer en force un projet dont le moins qu'on puisse dire est qu'il n'avait pas été soumis, dans son dernier état, à la discussion sereine, dans un délai raisonnable (au sens européen du terme), des professionnels intéressés. J'ai contesté une procédure, pas les hommes qui ont cru devoir y participer, ne connaissant d'ailleurs même pas (et n'ayant pas cherché à le savoir, car je ne me sens pas l'âme d'un Vidocq) le nom de ceux qui se sont prêtés à ce que je continue de considérer comme un mauvais coup contre le fonctionnement harmonieux et démocratique de notre vieux pays dans le domaine de la procédure civile. Je ne vois pas avoir été démenti sur ce point par les auteurs qui ont critiqué ma critique ; je n'ai relevé dans leurs écrits aucun paragraphe qui aurait abordé cette question pour réfuter ma position, alors qu'elle constitue le point de départ de mon article et justifie la double qualification de libres propos et de billet d'humeur. Je maintiens par ailleurs que la réunion de professeurs de droit et de professionnels des choses de la justice au cabinet du ministre au printemps 1999, réunion que j'avais personnellement souhaitée voir étendue au plus large cercle possible de processualistes[52] et à laquelle j'ai participé et me suis référé dans mon article, avait révélé _ c'est le moins que l'on puisse dire _ une opposition quasi unanime au projet ; la consultation du procès-verbal de cette réunion, que le cabinet n'a certainement pas manqué de dresser, en atteste certainement et je ne pense pas avoir déformé, en les rapportant, le sens des opinions exprimées.
Mais l'humeur s'est arrêtée là et n'a pas concerné le fond du problème, c'est-à-dire la recherche d'une légitimité à la suppression de l'effet suspensif de l'appel. J'observe, au demeurant, que lesdits professionnels se sont exprimés par la voix, notamment, du Conseil national des barreaux et du Conseil de l'Ordre des avocats de Paris (ce que j'avais pris soin de rapporter) pour dénoncer les conditions déplorables de précipitation du gouvernement alors en place et pour demander un délai de plusieurs mois (jusqu'à la fin de l'année 2002).
2. Est-ce donc un crime que de critiquer la procédure suivie par un gouvernement qui arrive au terme de l'exercice de ses fonctions ? Oui, si la critique de doctrinale devient politique, se met au service d'un combat politicien ; non si, comme je l'avais écrit, j'exprime dans tous mes écrits une liberté de ton et de pensée qui, certes, ne me vaut pas que des amis[53], mais qui ne s'est jamais démentie et me met à l'abri d'un tel soupçon ; à preuve, pour ceux qui n'auraient pas chez eux mes oeuvres complètes (un peu d'humour messieurs les censeurs !) et, dans un mouvement de balancier équitable, ma double approbation du décret de procédure civile du 28 décembre 1998[54] et de la loi du 15 juin 2000 sur le renforcement de la protection accordée à la présomption d'innocence[55], mais aussi mes réserves sur les modes actuels de recrutement et de déroulement des carrières des magistrats[56]. Et qui a défendu cet honorable magistrat, président d'une chambre d'accusation, injustement accusé d'être à l'origine d'une « bavure » judiciaire ? Qui a critiqué les attaques odieuses dont il a été l'objet de la part des hommes politiques ? Qu'on veuille bien me lire pour connaître ma position personnelle et celle des avocats qui se sont courageusement élevés à ce moment pour le défendre[57].
3. Et que l'on ne vienne pas me dire, que je manquerais de courage dans mes critiques du projet de suppression de l'effet suspensif de l'appel parce qu'elles iraient dans le sens de la flatterie de ceux qui auraient intérêt au maintien de cet effet suspensif. La critique est mesquine qui ne vise qu'à disqualifier ceux avec lesquels on est en désaccord sur le fond d'une question. Le courage ne se mesure pas à la conformité ou non d'une opinion avec les intérêts supposés d'une profession. J'avoue ne m'être jamais posé la question de cette conformité avant d'écrire un article, mais peut-être est-ce parce que j'ai été nourri à l'école du respect de l'autre, de l'écoute, au quotidien, de la pensée de ceux qui n'ont pas la même opinion que moi[58] , allant même jusqu'à accepter et à souhaiter, dans les ouvrages collectifs que je dirige en procédure civile ou en droit processuel, l'exposé d'une doctrine contraire, soit par rapport à moi-même, soit par rapport à d'autres auteurs dans le même ouvrage. Je préfère, comme je viens de le rappeler par quelques citations d'écrits, conserver ma liberté d'expression envers un gouvernement (quel qu'il soit) comme par rapport aux professions judiciaires, plutôt que d'appartenir à je ne sais quelle doctrine officielle qui serait au service des projets gouvernementaux, comme il existait autrefois des unions d'écrivains au service d'une cause. Parfois j'approuve un projet qui déplaît à une profession (cf. le décret précité du 28 décembre 1998 dans ses dispositions sur les conclusions récapitulatives) ; parfois je le critique, alors même qu'il convient à certains mais pas à d'autres (cf. le projet qui a provoqué cette controverse). Mais avant de me mettre à pianoter mon texte sur le clavier de mon ordinateur je ne me demande pas quelle est l'opinion de telle ou telle profession. J'ose espérer que ce n'est pas là attitude isolée. En quoi d'ailleurs, être en harmonie avec la position défendue par un ministère serait-il plus courageux que de l'être, ponctuellement, avec des professionnels de la justice ? J'avoue ne pas comprendre la critique et la doctrine s'assèche à vouloir « coller » aux projets gouvernementaux, sans accepter que l'on puisse émettre une opinion divergente ; le courage n'a rien à voir avec le sens de la critique.
4. Enfin, la qualification de « doctrinaire » me fait sourire, car si l'on devient doctrinaire parce que l'on défend avec toute la force de ses convictions une opinion non conforme à un projet gouvernemental, alors il y a place, je l'espère, je l'appelle de mes vœux, pour beaucoup de doctrinaires au Royaume de France. Surtout lorsqu'on exprime cette opinion en argumentant longuement, d'un point de vue constitutionnel et européen notamment, sans attaquer les hommes. Cette doctrine-là a plus de « recul », de « mesure », de « réflexion » et de « qualité » que celle qui s'en prend aux hommes.
 B. Démagogie et doctrine complaisante parce que financièrement intéressée ?
1. Serait ainsi démagogue celui qui se prononcerait pour le maintien de l'effet suspensif de l'appel dans son architecture actuelle, c'est-à-dire avec un principe assorti d'exceptions notoires (ce qui, soit dit au passage, réduit considérablement l'écart entre les positions doctrinales divergentes et disqualifie d'autant plus les attaques personnelles). L'argument a été avancé par deux fois, sur deux terrains différents.
a) Le titre de l'article litigieux « Un bon exemple de la France d'en haut contre la France d'en bas, etc. » aurait des « relents de démagogie, ce vice de la démocratie »[59]. L'expression « pas heureuse » serait « une caricature qui néglige ou feint de négliger le fait que ce sont justement les justiciables les plus modestes qui sont le plus pénalisés par l'effet suspensif de l'appel quand ils ont obtenu gain de cause devant les juridictions de première instance »[60]. Pétition de principe que celle, avancée ici, de la démagogie, car je suppose qu'il arrive aux plus humbles de perdre aussi leurs procès (ce qui détruit l'argument à 50 % au moins) et, quand ils les gagnent, la suppression de l'effet suspensif ne les met pas à l'abri des restitutions au cas où ils perdraient en appel (à moins que le projet ne vise, en arrière-plan, comme je l'ai déjà dénoncé, à dissuader les justiciables de faire appel...). Quant au slogan lui-même, repris _ faut-il le rappeler ? _ de l'actualité politique de l'époque de la publication de mon article, il tendait, au-delà de ce clin d'œil (qui apparemment n'a pas réussi à faire sourire), à illustrer la manière détestable dont, en France, les projets de réforme par décrets sont préparés dans le secret des cabinets ministériels. La démocratie souffre davantage, à mon humble avis (mais je ne suis qu'un modeste procédurier sans doute) de deux autres vices, bien plus graves que celui, supposé ici, de la démagogie :
- La peur du législateur qu'exprime très bien mon collègue Cadiet lorsqu'il se refuse à envisager « de convoquer le ban et l'arrière-ban du Parlement », en réponse à ma proposition (fondée sur une certaine jurisprudence du Conseil constitutionnel) de recourir à la voie législative pour soumettre à la représentation nationale, démocratiquement et récemment élue, un projet qui n'est pas neutre par ses effets induits sur le principe même de l'appel. Je vois plus de risques pour la démocratie à qualifier la convocation du Parlement « de ban et d'arrière-ban », sans justifier en quoi cette convocation serait inutile, qu'à se tourner vers l'organe qui incarne historiquement et constitutionnellement le pouvoir législatif pour trancher une question qui rompt l'équilibre harmonieux du nouveau Code de procédure civile et qui concerne donc au premier chef le pouvoir judiciaire ; dans la recherche d'un équilibre entre les trois pouvoirs, il ne me paraît pas anormal que le législatif connaisse des projets de l'exécutif qui tend, rien de moins (cf. supra, I), à amputer le judiciaire, via le juge de première instance, des pouvoirs qui sont les siens. Plus de trente ans après son élaboration le nouveau Code de procédure civile reste un modèle d'harmonie et de solutions astucieusement articulées loin de tout dogmatisme, sans doute parce qu'il a été préparé par des personnalités réunies, plusieurs années durant, au sein d'une commission dans la richesse et la pluralité de leurs différences et de leurs professions[61], pas en catimini, en quelques semaines, dans le secret d'un travail de pure Chancellerie et dans le confort d'une pensée unique qui fuit la contradiction et qui évite le débat démocratique. C'est là toute la différence entre le Code et le projet de décret. Il ne s'agit pas de comparer les mérites respectifs de nos grands anciens et de ceux qui ont préparé le projet critiqué, mais de dire et de redire que la procédure suivie au printemps 2002 n'était pas la bonne eu égard à l'importance de l'enjeu ; on ne travaille pas de la même façon et aussi bien sans l'écoute des membres d'une commission institutionnelle, au seul sein d'un groupe de travail purement technique, qu'au sein d'une assemblée de sages ; on travaille mieux en équipe qu'en solitaire. On l'a bien vu avec la discussion du coeur du problème (v. supra, I), c'est toute une conception de la justice qui est en cause (pourquoi, sinon, y aurait-il polémique ?) ; et, à cet égard, je ne peux me contenter d'un simulacre de discussion et de concertation. Oui, notre démocratie souffre de ce manque de concertation et d'acceptation de la contradiction ; je le dis pour la conduite des procès (d'où ma proposition de la reconnaissance d'un principe directeur de dialogue pour ce nouveau procès civil que j'appelle de mes vœux)[62], mais cela vaut encore plus pour les projets de réforme qui rompent l'harmonie d'un Code patiemment élaboré par les plus savants d'entre nous.
- Peur du juge, puisque le projet retire au juge du premier degré le pouvoir qu'il détient aujourd'hui de se prononcer sur l'exécution provisoire (v. supra, I.B.2). Si l'on veut évoquer les vices de la démocratie encore faut-il les envisager tous.
b) Serait encore « démagogique »[63] l'argument tiré de ce que la réduction attendue du nombre d'appels profiterait uniquement aux cours d'appel dont l'activité se trouverait ainsi allégée. Ainsi, il serait démagogique d'affirmer que la réduction du contentieux en appel privilégierait les intérêts de l'administration par rapport à ceux des justiciables. Pourtant, je maintiens l'argument : aujourd'hui, les chiffres-clés de la justice (consultables sur le site internet du ministère de la Justice) montrent un infléchissement du contentieux en appel, indépendamment de toute réforme de l'effet suspensif, infléchissement que le projet aurait pour effet d'accentuer ; c'est d'ailleurs là toute la différence avec l'époque du fameux rapport Coulon ; les temps ont changé et ils ne sont plus à l'augmentation inexorable du contentieux d'appel, augmentation qui pouvait, éventuellement, avec prudence, provoquer des limitations au droit d'appel et des transformations de la conception de celui-ci. C'est pourquoi j'ai proposé, si le projet était adopté que l'on envisage des transferts de postes des cours d'appel vers les tribunaux de première instance. Cela me paraît autrement moins démagogique que de proposer de renforcer la collégialité en première instance, même si celle-ci ne devait pas « redevenir la règle »[64]. Chacun sait bien que ce n'est pas par idéologie que les gouvernements qui se sont succédés depuis de nombreuses années ont renforcé, directement (par la multiplication des hypothèses de juge unique de plein droit) ou indirectement (par la possibilité offerte aux parties de ne pas s'y opposer) le recours au juge unique, mais par contrainte budgétaire. Comment peut-on sérieusement soutenir aujourd'hui, sans démagogie, que le budget de la justice pourra, comme d'un coup de baguette magique, permettre de renforcer la collégialité, alors que la France est sous le contrôle vigilant des instances européennes pour l'équilibre de son budget dans les trois ou quatre ans à venir, en raison de notre adhésion au pacte de stabilité ? Il est infiniment moins démagogique de proposer des transferts de postes vers les tribunaux de première instance, en tenant compte de cet aspect aussi de l'économie de la justice, à budget constant, que d'émettre une idée dont on sait bien qu'elle n'est ni réaliste, ni réalisable.
2. Reste l'argument le moins acceptable qualifié « d'argument corporatiste II »[65] : « quant aux processualistes, occasionnellement avocats, souvent arbitres et toujours consultants, on n'est pas surpris qu'ils s'associent au travail de sape engagé à l'encontre d'une réforme qui n'est pas de nature à multiplier les interventions procédurales ». Le lecteur a bien lu : la doctrine française, particulièrement la doctrine processualiste, est soupçonnée de partialité parce que ses membres seraient parfois avocats, souvent arbitres et toujours consultants, pire, parce que ces auteurs auraient un intérêt (financier ?) à ce que « les interventions procédurales » soient multipliées en appel par le maintien de l'effet suspensif de l'appel. Je ne sais d'où l'on tient de prétendues statistiques sur les collègues avocats, arbitres ou consultants et je laisse le soin à ces derniers d'apprécier la pertinence de l'attaque. Je rappelle simplement que la pratique de la consultation est aux professeurs de droit ce que la pratique hospitalière est aux professeurs de médecine, le gage d'un ancrage dans la réalité juridique et judiciaire et que le statut des professeurs d'enseignement supérieur a valeur constitutionnelle.
Mais puisque nous ne sommes que deux professeurs de droit processuel à avoir écrit sur le projet pour le critiquer[66], je voudrais simplement dire aux lecteurs qu'il y a bien longtemps que je ne donne plus de consultations en matière civile (renvoyant les nombreuses sollicitations dont je suis l'objet vers mes collègues, sans discrimination, y compris vers ceux qui approuvent le projet), que je ne participe plus à des arbitrages et que s'il m'arrive de donner des consultations en matière de procédure pénale (sollicité en ce sens depuis la publication d'un manuel de procédure pénale)[67], je ne le fais qu'à titre gratuit pour des raisons qui me sont personnelles et que je n'ai pas à exposer ici ; mon temps je le consacre, à titre principal, à l'enseignement, à la recherche et à l'administration de la Maison université, accessoirement à répondre à d'injustes critiques. Et cela suffit à occuper mon temps. Et à faire mon bonheur, celui d'être un homme libre et d'ouverture, respectueux des autres et de leurs différences, plaidant inlassablement pour une justice humaniste, ni sécuritaire au pénal, ni sectaire au civil. Les injustes critiques auxquelles il vient d'être répondu prouvent que cet état d'esprit, qui est aussi un combat quotidien, est plus que jamais nécessaire en ces temps d'une doctrine qui s'égare sur les dangereux chemins du dogmatisme et de l'opposition à toute forme de contestation, bref sur les chemins de ce que n'est pas et ne sera jamais l'Université.
IX – LA « FEUILLE DE ROUTE » DE LA COMMISSION « GUINCHARD »
publiée au recueil Dalloz du 3 mars 2008
réponses aux questions posées par le recueil dalloz
1             1) Quels seront les grands thèmes abordés ?
Madame la Ministre de la Justice a souhaité qu’une réflexion soit engagée sur les évolutions souhaitables en matière de répartition des contentieux entre les juridictions civiles de première instance. Je considère que nous avons une chance historique de repenser toute l’organisation de nos tribunaux par rapport à leurs missions et à leur compétence, ce qui ne s’est pas vu depuis 1958. C’est dans ce contexte que les axes de réflexion et de propositions de la commission ont été fixés par une lettre de mission en date du 20 décembre 2007 :
- le premier axe est celui de la simplification de la répartition des contentieux entre les trois juridictions civiles de première instance. Ces contentieux sont aujourd’hui répartis en raison de leur nature ou de leur valeur, mais avec une telle complexité que leur lisibilité en est altérée et que la réflexion doit porter sur la pertinence du maintien de ces critères. Nous devons aussi nous interroger sur la pertinence des niveaux d’accès au juge. Quelle est la bonne proximité pour tel ou tel type de contentieux, mais aussi quelle est la bonne procédure à suivre, compte tenu, pour l’une comme pour l’autre, de l’accessibilité renouvelée qu’offrent les nouvelles technologies ?
- Le deuxième thème est celui de l’éventuelle déjudiciarisation de certains contentieux. Je sais que cette déjudiciarisation fait peur et suscite beaucoup d’inquiétudes et d’émotions ; je veux dire ici que cette peur serait justifiée si la déjudiciarisation n’était qu’une fin en soi, une simple conséquence de la LOLF, une sorte d’instrumentalisation de la fonction juridictionnelle au seul bénéfice de la régulation budgétaire ; mais je veux dire aussi que cette peur n’a aucune raison d’être, car la lettre de mission place ce champ de la réflexion dans une toute autre perspective, celle de réserver au juge ce qui relève véritablement de sa fonction juridictionnelle, c'est-à-dire juger, dire le droit, et non pas se perdre dans des actes administratifs, certes judiciaires, mais non juridictionnels. D’ailleurs, la réflexion s’intègre dans un mouvement engagé il y a plusieurs années de cela. En réalité, derrière cette réflexion, se profilent deux enjeux : quelle image veut-on donner du juge ? A quelle justice a droit le citoyen ? La dimension de l’image du juge n’est pas neutre : déjudiciariser, c’est, d’une certaine manière, revaloriser la fonction de juger, c’est affirmer que le juge n’est pas un agent public comme un autre, qu’il est et doit rester ce tiers indépendant et impartial dont nous avons tous besoin pour trancher nos litiges ou contrôler une situation juridique en raison de la nature de l’affaire ou de la qualité du requérant. L’autre enjeu, c’est le justiciable qui mérite le meilleur de nos juges. Il a droit à une justice de qualité « parce qu’il le vaut bien » et cette justice sera d’autant plus de qualité que l’activité du juge aura été recentrée sur ce qui constitue le cœur de sa fonction, c'est-à-dire le juridictionnel. Dans ce champ s’ajoute une réflexion sur les moyens de développer les modes alternatifs de règlement des litiges, pour lesquels les avocats, par exemple, ont déjà beaucoup apporté.
- Le troisième axe est lié à l’existence de contentieux dits techniques ou spécialisés et pour lesquels il est nécessaire de réfléchir à d’éventuels regroupements sur quelques juridictions spécialisées. Des affaires complexes ne surviennent que très rarement dans le ressort d’une juridiction (je pense aux grandes catastrophes de transport) ; d’autres impliquent une connaissance technique très spécialisée. Ne faut-il pas, pour ces contentieux, déterminer un niveau pertinent d’attribution qui ne soit pas celui du droit commun ? La commission devra d’abord se mettre d’accord sur cette notion de contentieux spécialisés, les répertorier et proposer des réponses, sans doute diversifiées, quant aux regroupements envisageables (niveau national ? interrégional ? régional ? départemental ?).
2)      Comment est composée cette commission et quelles seront ses méthodes de travail
La commission comprend 35 membres : magistrats, universitaires, avocats, greffiers, huissier de justice, notaire, administration centrale de la Chancellerie. Certains ont été désignés à titre personnel, d’autres à titre institutionnel (représentants des organisations syndicales ou des professions judiciaires). Tous sont animés d’un esprit très positif de progresser vers des solutions innovantes. Tous sont conscients de la chance historique dont je parlais à l’instant et de la responsabilité qui nous incombe dans l’amélioration de la lisibilité, de l’accessibilité et de la qualité de notre justice civile. Tous savent que nous avons un devoir de réussite. Tous savent que je veille et veillerai à ce que notre méthode de travail respecte trois principes, ceux là même qui fondent une démocratie procédurale : un principe d’écoute et de dialogue ; l’écoute de toutes les opinions pour qu’un dialogue fructueux se noue entre tous les membres de la Commission et avec les personnes qui sont auditionnées. Un principe de confiance réciproque fondée sur la loyauté de nos échanges et la confidentialité de nos travaux. Un principe enfin de célérité parce qu’il est urgent d’agir et que le 30 juin prochain, date de remise du rapport, c’est déjà demain. Nous auditionnons, nous écoutons, nous débattons et nous proposerons.
3)      Quels modèles en Europe et ailleurs
Deux ardentes obligations s’imposent aux membres de la commission : mettre la justice au cœur de notre réflexion et le justiciable au centre. C’est pourquoi, j’ai proposé trois clefs de lecture pour chacune de nos propositions : apporte-elle une plus-value pour le justiciable ? Apporte-t-elle aussi une plus value pour les magistrats et les auxiliaires de justice, donc pour le service public de la justice ? Enfin, dans quelle mesure respecte-t-elle nos institutions fondamentales, ce qui fait que nous vivons en harmonie ?
Et j’ai voulu souligner que ces deux obligations ne pouvaient être détachées de nos racines constitutionnelles et de nos engagements internationaux, notamment européens. C’est dire que les modèles qui, peut-être, nous inspirerons, qu’ils soient allemands ou d’un autre Etat, nationaux ou d’inspiration communautaire, devront respecter ces principes que j’ai souhaités rappeler. A cet égard, mon modèle, notre modèle, c’est celui du procès équitable, tel que dégagé par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Ce n’est sans doute pas une surprise pour les lecteurs de votre Recueil et du Précis Dalloz de Droit processuel, dont le sous-titre est Droit commun et droit comparé du procès équitable.


[1] D. 1999, chron. p. 65. 2.
[2] Aux Presses universitaires de Limoges, avril 2002, p. 277, spéc. 287.
[3] Gaz. Pal. du 27 avril 2002. 4.
[4] Bulletin du Barreau de Paris du 28 mai 2002, p. 152. 5.
[5] Éd. Robert Laffont, mars 2002.
[6] Cons. const., déc. no 82-143 D.C. du 30 juillet 1982, Blocage des prix et des revenus, Rec., p. 57, R.D.P. 1983, 333, note L. Favoreu, Grandes décisions, no 33 ; déc. no 83-162 D.C. du 19 juillet 1983, Démocratisation du secteur public, R.J.C. Litec, I. 157 ; déc. no 83-167 D.C. du 19 janvier 1984, Contrôle des établissements de crédit, R.J.C. Litec, I. 177 ; déc. no 2000-433 D.C. du 27 juillet 2000, Liberté de la communication, Petites Affiches du 31 juillet 2000, p. 12, note J.-É. Schoettl, spéc. p. 22, no 3, a.
[7] C.E.D.H., 17 janvier 1970, Delcourt c/ Belgique, série A, no 11 ; 22 janvier 1984, Sutter c/ Suisse, série A, no 74.
[8] C.E.D.H., 8 janvier 1993, A.J.D.A. 1994. 25 ; 2 mars 1994, A.J.D.A. 1995. 138, obs. J.-F. Flauss.
[9] H. Motulsky, Le droit naturel dans la pratique jurisprudentielle : le respect des droits de défense en matière civile, in Écrits, Dalloz, p. 60.
[10] G. Bolard, Les juges et les droits de la défense, Mélanges Bellet, p. 49 ; Les principes directeurs du procès civil : le droit positif depuis Motulsky, J.C.P. 1993. I. 3693 ; G. Wiederkehr, Droits de la défense et procédure civile, D. 1989, chron. 36.
[11] Recommandation R (95) du 7 février 1995.
[12] C.E., 21 février 1968, Rec. p. 123 ; 17 octobre 1980, no 11629.
[13] Pour la partie civile, Cons. const. des 19 et 20 janvier 1981, Rec. p. 15 (Sécurité et liberté).
[14] Cons. const. no 84-183 D.C. du 18 janvier 1985, D. 1986. 425, note Renoux (en matière de faillite).
[15] Déc. no 80-127 D.C. des 19-20 janvier 1981, Sécurité et Liberté, Rec. p. 15.
[16] Déc. no 80-113 L du 14 mai 1980 (contentieux des impôts indirects).
[17] F. Luchaire, Un Janus constitutionnel, l'égalité, Rev. Dr. public 1986. 1253 ; La protection constitutionnelle des droits et des libertés, Économica 1987. 347 ; B. Genevois, La jurisprudence du Conseil constitutionnel, Éditions S.T.H., 1988, no 343.
[18] N. Molfessis, La protection constitutionnelle du double degré de juridiction, Justices 1996-4, p. 17.
[19] C.E.D.H., 9 octobre 1979, Airey c/ Irlande, série A, no 32.
[20] L. Cadiet, J.C.P. du 4 septembre 2002, actualité 346 ; J.-C. Magendie, D. 2002. 2411.
[21] Voir la position, courtoisement exposée, de Monsieur le premier président Jean-Marie Coulon, conformément aux qualités personnelles de l'auteur, Petites Affiches no 125 du 24 juin 2002, p. 4, et non Gaz. Pal. comme indiqué par erreur in J.C.P. du 4 septembre 2002.
[22] Sous l'intitulé Libres propos, j'avais pris la précaution d'indiquer qu'il s'agissait d'un billet d'humeur, alors même que l'humeur ne visait que la procédure suivie, un peu trop rapidement à mon goût, en avril 2002, pas le fond du problème.
[23] Libres propos : Un bon exemple de la France d'en haut contre la France d'en bas : le projet de suppression de l'effet suspensif de l'appel, Petites Affiches no 112 du 5 juin 2002, p. 4.
[24] L. Cadiet, loc. cit., no 3, alinéa 6 (qui parle de «relents de démagogie» à propos du slogan que j'avais repris dans l'intitulé de mon billet «La France d'en haut c/ la France d'en bas»). J.-C. Magendie, préc., p. 2411, pour une autre raison (v. infra, II.B).
[25] J.-C. Magendie, préc., p. 2411, alinéa 4.
[26] L. Cadiet, préc., no 3, alinéa 3, p. 1490.
[27] J.-C. Magendie, préc., p. 2411, alinéa 4.
[28] L. Cadiet, préc., no 1, alinéa 3.
[29] J.-C. Magendie, préc., p. 2412, alinéa 4.
[30] Même après le retour des poids lourds dans le tunnel du Mont-Blanc !
[31] V. infra, A.1, sur l'exécution immédiate des sentences arbitrales et A.3, sur la maîtrise de la qualification juridique des faits.
[32] G. Cornu et J. Foyer, Procédure civile, 3e éd., 1996, note 6, no 147, p. 609, cité par L. Cadiet, préc., no 4, in fine.
[33] L. Cadiet, préc., no 1. 15.
[34] L. Cadiet, préc., no 3. 16.
[35] J.-C. Magendie, préc., p. 2412, col. gauche, alinéa 5.
[36] C.E.D.H., 18 avril 2002, D. 2002. 2572, obs. N. Fricero.
[37] N. Fricero, note préc., p. 2573.
[38] Travaux publiés à la Documentation française en septembre 2002, dir. M. L. Cavrois, H. Dalle et J.-P. Jean.
[39] J.-C. Magendie, préc., p. 2411, col. droite, alinéa 3.
[40] J.-C. Magendie, préc., p. 2412, col. gauche, alinéa 1.
[41] Ibid.
[42] En dernier lieu, parmi les arrêts récemment publiés, Cass. civ. 1re, 12 juillet 2001, J.C.P. 2002. II. 10143.
[43] Voyez par exemple G. Bolard in Dalloz action de procédure civile, 3e éd., septembre 2002, nos 2348 et s.
[44] Ibid.
[45] V. Hoonakker, Droit et procédures, 2002. 77 et in Dalloz-Action de procédure civile, 3e éd. 2002 (dir. S. Guinchard), nos 5297 et 5298.
[46] Nous nous autorisons à donner cette précision aux lecteurs qui pourraient l'ignorer, puisque, depuis que nous avons abandonné les annotations de ce code (en 1997), il n'a jamais été fait mention que nous avions créé cet ouvrage et mis à jour pendant douze ans sur onze éditions.
[47] Par exemple, Neil Andrews, Principles of civil procedure, Sweet and Maxwell éd., 1994, p. 491.
[48] V. Vincent, S. Guinchard, Montagnier et Varinard, Institutions judiciaires, 6e éd., Dalloz 2001, nos 84-2 à 85-2. Adde, notre contribution aux Mélanges Pierre Catala, L'avenir du juge, Litec 2001, p. 171.
[49] L. Cadiet, préc., no 1, alinéa 3 et no 4, in fine.
[50] L. Cadiet, préc., no 3, alinéa 3.
[51] J.-L. Magendie, préc., p. 2411, alinéa 4.
[52] Cf. ce que j'ai écrit à ce sujet aux Petites Affiches no 112 du 5 juin 2002.
[53] Je pense notamment à ma contribution aux Mélanges Terré, Le droit a-t-il encore un avenir à la Cour de cassation ? Qui cassera les arrêts de la Cour de cassation ?, Dalloz, éd. tech. P.U.F., 1999. L'article aura néanmoins provoqué au moins deux revirements de jurisprudence (l'un de la chambre commerciale, l'autre de la chambre criminelle).
[54] S. Guinchard, L'ambition d'une justice rénovée, D. 1999, chron. 65.
[55] V. mon rapport de synthèse aux deuxièmes entretiens d'Aguesseau, novembre 2001, Gaz. Pal. du 4 juillet 2002. V. aussi, Procédure pénale (en collaboration avec Jacques Buisson), Litec, 2e éd., septembre 2002, no 62-1, p. 82.
[56] V. Vincent, Guinchard, Montagnier et Varinard, Institutions judiciaires, 6e éd., Dalloz 2001, nos 84-2 à 85-2, pour lesquels j'ai pris soin d'indiquer que j'en étais le seul rédacteur.
[57] V. Procédure pénale (en collaboration avec Jacques Buisson), Litec, 2e éd., septembre 2002, no 81, p. 108.
[58] À cet égard, l'exercice, au quotidien, de la démocratie locale dans le cadre, notamment, d'un mandat électif de douze ans et de vingt ans de vie publique, en apprend plus que tout ce qu'un auteur peut dire et écrire sur la question ; l'écoute de l'autre et le respect des différences c'est d'abord l'expérience pratique de la démocratie sur le terrain, au contact de ceux qui sont d'abord vos électeurs avant de devenir vos administrés si vous avez gagné leur confiance ; c'est plus difficile, j'en conviens volontiers, que de disserter sur le courage d'autrui et sa démagogie supposée, mais c'est autrement plus probant que de plonger sa plume dans l'encre des reproches de ce type.
[59] L. Cadiet, préc., no 3, alinéa 6.
[60] Ibid.
[61] V. en ce sens les salutaires et sages réflexions exposées par Monsieur le président Maurice Parmentier lors des dernières Journées d'étude des avoués à Grenoble le 18 octobre 2002 sur le thème, précisément, de la finalité de l'appel. Une vraie leçon de concertation et de travail réglementaire.
[62] V. S. Guinchard, M. Bandrac, X. Lagarde et M. Douchy, Droit processuel, Droit commun du procès, Dalloz, février 2001, nos 546 et s.
[63] J.-C. Magendie, préc., p. 2411, col. gauche, titre du premier paragraphe.
[64] J.-C. Magendie, préc., p. 2411, col. droite, alinéa 2.
[65] J.-C. Magendie, préc., p. 2412, alinéa 4.
[66] L'autre auteur est Th. Le Bars, D. 2002. 1987.
[67] Procédure pénale (en collaboration avec Jacques Buisson), Litec, 2e éd., septembre 2002.

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